Monseigneur Raymond de Roussillon fut un vaillant baron, et eut pour femme Madona Marguerite, la plus belle femme que l'on connût en ce temps, et la plus douée de toutes belles qualités, de toute valeur et de toute courtoisie. Il arriva ainsi que Guillaume de Cabstaing, qui fut fils d'un pauvre chevalier, vint à la cour de monseigneur Raymond de Roussillon, se présenta à lui et lui demanda s'il lui plairait qu'il fût valet de sa cour. Monseigneur Raymond, qui le vit beau et avenant, lui dit qu'il fût le bienvenu et qu'il demeurât en sa cour. Ainsi Guillaume demeura avec lui et sut si gentiment se conduire que petits et grands l'aimaient; et il sut tant se distinguer que monseigneur Raymond voulut qu'il fût donzel (serviteur attitré de Madona Marguerite, sa femme; et ainsi fut fait.
Adonc s'efforça Guillaume de valoir encore plus et en dits et en faits. Mais ainsi comme il a coutume d'advenir en amour, il se trouva qu'Amour voulut prendre Madona Marguerite et Guillaume de Cabstaing et enflammer leurs pensées. (...)
Un jour, la dame étendit les bras et l'embrassa doucement dans la chambre où ils étaient tous deux assis, et ils commencèrent leur druerie (terme occitan désignant l'amour charnel qui conclut une liaison courtoise). Et il ne tarda guère que les médisants se mirent à parler et à deviser de leur amour, à propos des chansons que Guillaume faisait, disant qu'il avait mis son amour en madame Marguerite, et tant dirent-ils à tort et à travers que la chose vint aux oreilles de monseigneur Raymond. (...)
Raymond de Roussillon fit venir Guillaume pour lui parler assez loin du château et lui coupa la tête qu'il mit dans un panier; il lui tira le coeur du corps et il le mit avec la tête. Il s'en alla au château; il fit rôtir le coeur et apporter à table à sa femme et il le lui fit manger sans qu'elle le sût. Quand elle l'eut mangé, Raymond se leva et dit à sa femme que ce qu'elle venait de manger était le coeur du seigneur Guillaume de Cabstaing et lui montra la tête et lui demanda si le coeur avait été bon à manger. Et elle entendit ce qu'il disait et vit et reconnut la tête du seigneur Guillaume. Elle lui répondit et dit que le coeur avait été si bon et si savoureux, que jamais autre manger ou autre boire ne lui ôterait de la bouche le goût que le coeur du seigneur Guillaume y avait laissé. Et Raymond lui courut sus avec une épée. Elle se prit à fuir, se jeta d'un balcon en bas et se cassa la tête.
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La Razo de Guillem de Cabestahn (dont l'activité poétique se situe aux alentours de 1210 - 1220)
L'amour courtois et la chevalerie - Estelle Doudet - Librio n° 641 -