Carnets de marche. 5

Publié le 05 août 2009 par Angèle Paoli


     Vent frais ce matin. De fortes rafales ont balayé la pluie de la nuit. Elle marche vite, s’arrête pour extirper de son sac carnet et crayon. Elle note le vent dans les feuilles. Elle reçoit des gifles d’air par saccades. Elle pense au vent dans les voiles. Ici, plein visage. Le vent enveloppe l’espace. Elle note le mugissement sourd de la mer, celui plus proche du vent dans les feuillages. Moins dense. Des flots d’air froid montent à l’assaut des pentes, puis dévalent en sens inverse, par masses imprévisibles, irrégulières. La mer, lisse hier soir, est hérissée de crêtes blanches. Le miroir paisible de la Loire, là-bas, dans d’autres paysages. Les peupliers blonds, immobiles, face au temps qui passe. Un vautour plane qui imite le vent. Le petit coquelicot est toujours là. Frémissant. Pétales retroussées en arrière, sous les harcèlements de l’air. Des tranches de rocaille dénudées opposent leur immobilité rigide aux grands mouvements qui circulent par brassées. Les talus labourés par la battue d’hier. Le sang des sangliers. Les sangliers, marqués jusque dans la chair de leur nom par le goût du massacre. Une famille de cochons croisés traverse la route, tranquille. Elle suit la frange de lumière qui se déroule en contrebas.
     Bardadrac. Elle lit le Bardadrac de Gérard Genette. Bardadrac. Ça roule rond à son oreille. Un croisé entre le Bardamu de Céline et le Patatras de la B.D. de son enfance. Patatras, l’acolyte de Poum. Lequel précède l’autre dans la chute ? Lequel porte en lui l’annonce des désastres ?
     La solitude de sa mère. Elle résiste à la nécessaire interrogation : de quoi est faite cette solitude ? Elle ne cherche pas à le savoir. Elle dit. Elle prétend ne pas être concernée. Elle voudrait s’en convaincre.
     Les hameaux du versant opposé surgissent sous des masses de lumière. Odeur de bois brûlé. Les rifiuti de la battue d’hier, accrochés aux abords des talus. Elle rebrousse chemin. Elle monte jusqu’à l’enclos à chèvres, plante son nez dans un massif d’euphorbes. Une odeur particulière emplit ses narines. Mais laquelle ? L’enclos est vide. La route, déserte. De forts relents d’urine la guident, mélangés aux feuilles de chêne et à la boue. Des crottes rondes et régulières, pareilles à des noyaux d’olives, jalonnent la bourbe du chemin. Elle pénètre dans l’enclos couvert. Il fait noir. Il fait aussi chaud. Les chevreaux sont là, serrés les uns contre les autres. Une bonne quinzaine. Toute une classe d’âge. Ils se massent contre le mur du fond. Puis, se ravisant, grimpent d’un seul tenant à l’assaut de la barrière de bois. Ils se hissent, chacun empiète sur le dos de son jumeau. Ils s’agrippent à sa manche, la broutent, dégringolent, piétinent. Trois minuscules têtes la lèchent, tètent la toile de sa vareuse de marin. Blanc et noir, blanc et beige. Noir tacheté de brun. Ils s’agglutinent tous ensemble puis d’un mouvement inverse et dans un même élan grimpent jusqu’à elle. Certains sautent en hauteur. Craintifs et curieux. Ils bondissent sur les dés de leurs sabots. Elle caresse leurs fronts. Les petites cornes de lait percent sous le dru de la toison. Ils la reniflent, éternuent, se grattent, se bousculent. Ils sont agités de toute une petite frénésie mystérieuse. Insaisissable. Une vie fébrile de chevreaux dérangés de l’ennui de leur incarcération. Ils la tirent par la manche. Elle sourit. Ils grignotent hardiment la toile. Coups de museaux plus forts et plus tenaces. Obstinés. Le bout humide de leur nez, pareil au sien planté dans l’euphorbe. Leurs yeux larmoyants. La tendresse l’étreint. Elle quitte l’enclos. Elle reviendra demain.
     Variations sur le même. Couleurs, odeurs, formes. Variations, oui, mais chaque jour émerge un élément nouveau. L’enclos à chevreaux : un espace temps alvéolaire de sa marche d’aujourd’hui.
     Elle accélère le pas en direction de la Tour d’Amour. L’écrin sombre de la marine assiégé par les vagues. Leur roulement régulier. Le vrombissement croissant décroissant d’un avion absorbé par les nuages. La Tour d’Amour est là, en partie masquée par d’énormes châtaigniers. La Dame a déserté sa haute fenêtre. Le chevalier inexistant est mort dans d’inextricables combats. Les nuages aujourd’hui courent en sens inverse. Il lui faut rebrousser chemin, tourner le dos au soleil. Elle remet les pas dans ses pas. À rebours. L’agitation sauvage des geais, toujours à la même hauteur. Elle accélère le rythme de sa marche. Elle rapporte avec elle un nid de mousse, un rameau d’arbouses, un plein sac de rondins de bois abandonnés tout au long de la route.
     Elle pense aux bois flottés qui, peut-être, l’attendent à l’autre bout du ciel.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli