Santo Domingo, ou
Le choc des cultures, ou
Rapport de voyage no 966
Santo Domingo ! SANTO DOMINGO !!! Enfin !
Il m’aura fallu plus de 20 mois pour effectuer tout le voyage jusqu’ici, et je ne compte là que les mois de déplacement de mon voyage. Santo Domingo ! Je n’arrive pas à le croire. Après tous ces détours et périples, j’y suis…
J’ai vu des citées plus grandes et plus majestueuses que Santo Domingo, mais aucune ne peut égaler l’éclat de la capitale du nouveau monde. Ici ce n’est pas l’homme qui a bâti, c’est Dieu lui-même !
Déjà et pour commencer, la température est tropicale. Et cela est en soi déjà une bénédiction : fini le froid, adieu l’hiver. Ici les plantes donnent deux à trois récoltes par an, y compris la veille de Noël. Les fruits sont abondants et très sucrés. L’océan offre des réserves de nourriture inépuisables. Quand au fleuve « Ozama » (veut dire « navigable » en Taïnos), il offre de l’eau douce à profusion. Et tout ce luxe et confort est blotti dans une nature luxuriante, rafraîchissante (à tout point de vue) et d’une beauté inouïe… En voyant tout ça je prétends que Dieu a crée cette partie de la terre en pensant à une femme : tout est doux, tout est beau, tout est attirant…
De toute évidence la beauté du paysage invite à se prélasser au soleil pour admirer l’œuvre de Dieu en dégustant un ananas (vous découvrirez un jour…).
Et l’homme a ensuite complété ce dispositif divin : à l’intérieur des terres les boucaniers préparent la viande et les paysans plantent le blé qui pousse ici comme pousse la moisissure en Europe. « Il suffit de planter et de dormir », disent les paysans. Ici ça pousse tout seul…
Non contents de profiter de la richesse de ce sol, les navires arrivant d’Europe (en moyenne 3 par jour) acheminent des tonnes de marchandises provenant de tous les pays d’Europe.
Alors ici, on trouve de tout. Même les produits venus Europe : fromages italiens, alcools anglais, mode à la française, bière de Prusse, instruments de musique d’Autriche, outils de travail venus d’Espagne et même des outils de navigation d’origine portugaise ! A cela s’ajoute tout ce que le nouveau monde offre de nouveau et qui ne porte pas encore de nom. Jamais j’aurais osé imaginer une pareille richesse et une pareille diversité en un seul et unique lieu. Et pourtant…
Même la diversité humaine est incroyable (dans l’ordre de ce que je vois…) : anglais, esclaves noirs de toute provenance, français, espagnols, indigènes (re-esclaves), néerlandais, portugais, italiens et au fond d’une taverne des prusses. Il y a ici même des ethnies (ou races) que je n’ai jamais vues et que je peine à désigner. Il est très difficile de vous transmettre une impression comme je la ressens en ce moment. Comment est-il possible de trouver une pareille diversité de personnes. Comment est-il possible que tout ce monde vive dans la même citée, sans s’affronter comme nous le connaissons en Europe ? Car tout ce monde grouille, en même temps et partout, sur les docks, en ville, au fort…
Ah oui, le fort… [note de l’auteur : ce qui va suivre est véridique…]
Le fort de Saint Domingue est la toute première construction du nouveau monde. Avec les restes des navires d’exploration on a construit ici prison, dépôt de munition et hôpital. Et dans cet ordre, s’il vous plaît (quand j’y pense, cette ordre de construction est des plus mauvaises augures pour le devenir du nouveau monde, non ?). Deux plates-formes permettent d’aligner plusieurs batteries de canons afin de tirer sur des navires se présentant au large. La prison offre sur son premier palier une plate-forme supplémentaire, rehaussée, pour pointer les bouches des canons au large ou sur la rivière. De cette manière, on peut mettre ses navires à l’abri à l’intérieur des terres et protéger ville et flotte des assaillants. [fin note]
Le fort est sous occupation espagnole, et il semblerait que ce sont les espagnols qui sont chargés de faire appliquer la loi (ou celui qui occupe le fort). De ce fait. la langue la plus parlée est l’espagnol, mais croyez-moi qu’ici je me délecte d’entendre non seulement toutes les langues, mais aussi tous les dialectes et accents imaginables et inimaginables. Le seul que je n’ai pas entendu est le suisse-allemand. Serais-je le premier ?
Alors je vous vois trépider d’impatience pour poser votre question : mais comment est-il possible que toutes ces nations puissent vivre ensemble à Saint Domingue, alors qu’en mer ils ouvrent le feu les uns contre les autres ???
Mais grâce à l’or et l’argent, mes amis !
Vous ne croyez pas, non ? Quel pourrait bien être l’intérêt suprême d’un roi (ou d’un sujet du roi), si ce n’est l’or ? Quel pourrait bien être l’argument qui porte un roi à transiger sur ses principes ?
L’or. Toujours l’or…
Saint Domingue est le point convergeant de presque toutes les flottes d’Europe, qu’elles partent ou qu’elles arrivent. Si au début le fort de Saint Domingue était résolument espagnol, la couronne d’Espagne ne pouvait pas imposer sa loi et ses conditions sur un territoire aussi vaste que le nouveau monde ! Comment voulez-vous qu’un seul roi, aussi puissant soit-il, puisse contrôler un territoire infiniment plus grand que l’Europe toute entière ? Qu’est-ce qui empêchait les autres nations parasites (oui, les anglais, néerlandais, français et autres ne sont pas des nations conquérantes…) de former leur colonies à 50 ou 60 lieues de Saint Domingue ? Et si ils le font, comment les déloger (imaginez la logistique militaire pour déloger 500 soldats retranchés) ? Déjà que les Français se sont installés à l’ouest de l’île… Mieux vaut négocier et faire preuve d’ouverture d’esprit, tout en prélevant des taxes. Voilà pourquoi le seul intérêt de Saint Domingue est de tenir le fort… Ce que les espagnols font fort bien (sans jeu de mot…).
L’or, toujours l’or…
Mais pour l’instant je n’aspire pas à l’or et je ne suis pas du tout préoccupé par son scintillement. Il y a tant d’autres choses à découvrir ici, et je ne suis pas roi !
Je me promène dans la ville. Le port, avec son animation toute particulière (entre déchargement et bagarre), la place « Colon » (bâtie en honneur de l’explorateur) avec ses citadins qui offrent et demandent des produits frais, la « calle de Damas » (la rue des dames).
La rue des dames, vous dites ? Ben la rue des Dames est celle qui fait front au fort. C’est ici que l’on trouve les maisons les plus riches et c’est ici que les explorateurs laissaient leur épouses (aux bonnes gardes de la garde d’en face) pendant qu’ils naviguaient vers de nouveaux horizons. Bien des voyageurs se sont épris de ces Dames qu’on pouvait voir parfois en ville et qui disposaient de tout le confort et de tout le luxe dont pouvait rêver une Dame.
[ndla : Véridique]
Saint Domingue est la plus belle ville du monde !
Je ne sais par où commencer (ou continuer) : voilà 3 jours que je découvre la capitale du nouveau monde, et je ne suis toujours pas rassasié. Tout ici est si nouveau, si étrange, si excitant… J’ai parlé toutes les langues que je maîtrise (7, donc) et plein d’autres dont je ne saisis pas un traître mot. J’ai fait la rencontre de tant et tant de personnes. A la taverne, au marché, au fort… Je suis ici chez moi. En tout cas c’est ce que je me dis. Jusqu’à ce que…
-El Dominisuisso ?
Je me retourne pour voir quel nouvel ami m’appelle.
-Oui ?
–Vous faites l’objet d’un avis de recherche de la part de sa majesté le roi d’Espagne ! Veuillez me suivre !
J’aimerais vous dire que j’aurais dit quelque chose comme « mais voyons », ou « hein ? », ou « ce n’est que méprise »… mais la vérité est que je n’ai même pas eu le temps.
Je n’ai d’ailleurs pas non plus eu le temps de voir qui se précipite sur moi, tellement les soldats sont empressés de m’emporter de force. A peine le temps de penser : « Le roi d’Espagne ? Mais qu’est-ce que je lui ai fait, à ce gugus ??? » et hop, me voilà au milieu d’une bonne douzaine de gardes en train de me botter les fesses et me donner des coups de crosses pour me faire avancer avec eux…
Comment vous décrire mon sentiment à présent ?
* * * * *
Je n’ai rien compris…
J’essaye de comprendre… pendant que je négociais un régime de bananes (oui, un régime de bananes ! C’est drôle, non ?) on m’appelle par mon nom et je me retrouve roué de coups derrière les barreaux que je contemple à l’heure actuelle. Le soleil se couche.
Alors le roi d’Espagne me cherche ?
Moi ???
C’est vraiment à ne rien y comprendre ! C’est une erreur, c’est sûr !
Et pourtant ils m’ont appelé par mon nom ??? Le roi d’Espagne ?????
Plus je progresse dans mes pensées, plus elles me semblent confuses. Et ma voix intérieure me murmure que le danger me guette. Et la peur me gagne au fur et à mesure que mes pensées s’enchaînent.
Je vous décrirai la prison de Santo Domingo plus tard. Tout ce que je vous dis maintenant c’est que c’est lugubre. Et le son que produit la clé dans la serrure de ma cellule n’est pas pour égayer mes pensées. La porte s’ouvre.
–Suivez-moi !
Le garde n’attend pas de voir ma réaction et il s’en va d’où il est venu : par les escaliers. Alors je me presse de le suivre pendant que le second garde ferme la marche. En sortant sur la plate-forme du fort je sens le vent de la mer et de la liberté souffler sur mon visage. Et quelque chose me dit que je ne choisirai pas le moment de la prochaine fois où je sentirai sa caresse. Ce qui me rend encore plus nerveux.
–Où allons-nous ? Il est tard, non ? Savez-vous que c’est une erreur ?
La torche lèche la paroi pendant que nous descendons l’escalier pour rejoindre la cour, alors que je suis toujours le garde qui reste muet. J’ai envie de courir. Mais je ne peux pas.
–Où allons-nous ? je tente une seconde fois.
Le garde passe par la porte, tourne à gauche et descend les escaliers extérieurs. Et moi derrière lui. Espérant toujours une réponse. Ma peur m’empêche de me taire :
–Dites…
Le garde derrière moi me donne un coup dans le dos, probablement avec la garde de son sabre. En tout cas ça fait un mal de chien !
–Rggh ! est tout ce qui sort de ma bouche.
Nous rentrons dans le bâtiment qui sert d’hôpital (comprenez « pharmacie ») et de résidence au gouverneur de Saint Domingue. Les portes s’ouvrent devant nous, les unes après les autres, sans que personne ne dise mot et sans que je ne voie personne d’autre que les deux gardes qui m’accompagnent. Je vous assure que je ne crois pas aux fantômes, mais vu les circonstances, j’ai franchement la pétoche !
Suivant les gardes dans leur élan, je me retrouve finalement dans la pièce où on devait me conduire. Les deux gardes s’immobilisent à mes côtés. Alors je m’arrête entre eux. Je me trouve dans une salle qui doit servir de bureau, et je vois au moins 40 chandelles pour l’éclairer. Malgré la nuit, il fait clair ici. Le gouverneur, il me semble, est assis sur un grand fauteuil imposant et il regarde par la fenêtre. Ses deux mains sont jointes par les bouts des doigts, écartés, comme pour former une charpente. Visiblement il réfléchit de manière engagée. Et sans tourner sa tête, il dit
–El Dominisuisso, c’est donc vous ?
–Heu, oui…
Vlan !
Je prends un coup violent derrière les genoux et je tombe à terre.
–Un peu de respect, dit le garde qui vient de me malmener encore.
Alors je dis
–Oui, votre excellence !
Le gouverneur fait signe aux deux gardes de se retirer et dit
–Je ne suis pas ambassadeur…
Sa bouche en cul-de-poule est dégoûtante, et maintenant que je me suis redressé face à lui je dois dire qu’il est vraiment hideux. Mais d’autres considérations me préoccupent pour l’instant
–Votre éminence, je ne comprends pas pourquoi vous m’avez fait amener. Pourquoi suis-je recherché par sa gracieuse majesté le roi d’Espagne ? Il doit y avoir une erreur…
–Je ne suis pas non plus un homme d’église ! dit-il en fouinant maintenant dans ses papiers pour trouver un document. Et l’ayant trouvé, il le prend à la main et me dit d’un ton sévère, avec sa bouche en cul-de-poule
–Je suis juge d’instruction.
–Juge ??? Mais votre honneur, de quoi m’accuse-t-on ?
–De rien pour l’instant. Pour l’instant je ne vous accuse pas, j’instruis.
–Et vous instruisez à mon encontre ? suis-je obligé de demander.
–Non, ou… je ne sais pas. C’est ce que je veux savoir. Ce que je sais par contre, c’est que j’instruis à l’encontre d’un passager –un peu mystérieux dois-je dire– du San Felipe. Un passager qui a permis la capture d’un navire portugais, la « Isabella ». Un inconnu qui aurait surgi de nulle part, qui aurait sauvé un navire marchand espagnol d’une attaque certaine et qui s’en serait allé avec une bande de pirates pillards. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il répondrait au nom de « El Dominisuisso ». Et ce que je peux dire aussi, c’est que vous m’avez dit porter ce nom.
Mon sang se glace. Ma gorge se noue et ma langue se colle. Mon cœur s’arrête de battre. Et mes jambes se dérobent sous moi.
Noir…
…
* * * * *
Plaf !
…
Splaf !!
Je me fais arroser à deux reprises. L’eau me ramène à moi. Mais pas assez, il semble…
Je me prends trois coups de pied dans les côtes.
–Debout ! dit le garde qui vient de s’occuper de moi
Je m’exécute en toussant. Même si ils n’ont pas tapé fort, je peine à respirer. En plus je me rends compte à son goût exécrable que ce n’est pas de l’eau qu’on ma jeté…
Le juge d’instruction me regarde avec dédain et reprend comme si de rien n’était.
–Ainsi donc c’est un « oui », vous ne contestez pas ?
–Votre honneur, je ne conteste pas m’appeler El Dominisuisso, mais je conteste les faits que vous me reprochez.
Je parle avec douceur. Pas lui.
–Vous niez être monté à bord du « San Felipe » ? Vous niez avoir porté assistance à son capitaine pour permettre la capture de la « Isabella », navire de la prestigieuse couronne portugaise ? Vous niez aussi avoir été à bord de la « Louisa Castaña » et avoir demandé au capitaine de rejoindre le « San Felipe » ?
Comment peut-il savoir tout ça ? Si je veux bien admettre que le navire qui me portait initialement à Saint Domingue, la « Louisa Castaña », a dû finir par y parvenir pour colporter ce qui s’est passé à son bord, mais je ne m’explique pas comment ce juge d’instruction pouvait connaître la suite. Bientôt il va ma parler de Mat’…
Je suis effaré. Mais je dois répondre. Le juge reste visiblement dans l’expectative et semble s’inspirer de mon silence pour nourrir ses convictions. Alors je babille…
–Non, je ne peux pas nier ce que vous dites. Mais cela ne s’est pas vraiment produit tel que vous le restituez, votre honneur.
Le juge est irrité du fait que je n’ai pas omis son titre et qu’il manque là une occasion de me malmener.
–Hm, si vous le dites. Vous serez donc aussi enclin à admettre que vous aviez parfaitement connaissance du chargement du « San Felipe », étant donné que vous vous êtes empressés pour aller prévenir vos amis.
Là je ne vois pas de quoi il parle, sauf que je me rappelle que ce chargement était effectivement le but du navire pirate qui nous poursuivait. Et je murmure
–Les canons ?
–Ha ! Vous voyez ! Qui vous a dit que c’étaient des canons ? Qui ?
Là je me vois mal lui répondre « le capitaine des pirates », alors je hausse les épaules pendant que le juge jubile et continue
–…et vous allez me dire que vous ne saviez pas non plus que ces fameux canons étaient, au fait, destinés à finir entre les mains des pirates ?
Hein ? Là je suis sidéré !
–Comment ça ? Vous dites que vous vouliez que les pirates prennent ces canons et que je les en ai empêché ? Mais pourquoi aurais-je fait cela ? Si tant est que je savais qu’il y avait des canons, et à supposer que je savais que ces canons étaient destinés aux pirates. Mais c’est à ne rien y comprendre… , votre honneur.
–Woui, woui. Moi ‘ien comp’end’e, B’ouana !
Le juge se moque de moi ou quoi ?
–Je vous demande pardon ?
–Vous jouez au nigaud, mais vous saviez que ces canons étaient mal façonnés et qu’ils auraient explosé peu après leur mise en service. Cela était prévu comme ça, et nous avons pris toutes les précautions nécessaires pour que les pirates aient connaissance du transport de ces cannons, mais pas de leur singularité. Cela a même coûté la vie d’un agent du roi, savez-vous ? Tout cela pour préserver le secret [Niwiga] et mener à bien notre plan. Il y avait là 50 canons qui auraient fait de beaux ravages chez les pirates lors de leur première bataille navale. Le plan était bien raisonné. Sauf que nous n’avons pas prévu… El Dominisuisso. Comment avez-vous fait pour savoir ? Qui vous a renseigné ?
Je ne sais pas si cela se voit avec cette lumière, mais je suis blanc.
Je n’ai pas le temps de répondre. Pan ! Un coup.
–Qui vous a renseigné ?
Pan. Pan.
–Qui vous a renseigné ?
Paf, Vlan. Pan. Paf !
–Qui ?
Paf.
Mais je n’ai même pas le temps de répondre ! Bande de brutes !
Paf, vlan. Un coup sur la tête, un coup dans le dos, deux coups sur les jambes, une gifle, un coup sur la tête… Je ne sais même pas où on me cogne, j’ai juste mal partout.
–Arrêtez ! dit le juge.
Est-ce la compassion ou le fait de ne pas vouloir de sang sur le sol ?
Je me redresse péniblement.
–Je ne suis pas l’homme que vous dites. Je suis bien El Dominisuisso, et j’ai bien été à bord du « San Felipe ». Mais…
–Cela suffit. J’ai mes aveux !
Le juge a pris ce qu’il voulait prendre.
–…mais je ne suis pas un ami des pirates ! je crie.
Le juge se fige.
–Vous dites ?
–Je ne suis pas un ami des pirates. J’ai subi leur loi, j’ai été contraint de partager leur vie, mais je ne suis pas des leurs. Je suis commerçant, et il a été de la volonté de Dieu que je croise ces pirates. Bon gré, mal gré, j’ai du me rendre utile. Mais je n’ai jamais embrassé leur cause. Jamais !
Vlan ! J’avais oublié « votre honneur » cette fois.
–…votre honneur…
Il me regarde fixement. Je me demande si il n’est pas prêt à me croire. Peut-être que tout n’est pas perdu… Alors il finit par dire
–Hmm. Cela sera établi lors de votre procès. Je ne suis que Juge d’instruction, et à ce titre j’instruis. Il ne m’appartient pas de me forger une opinion sur votre culpabilité, mais dans l’immédiat j’ai la certitude de tenir la bonne personne pour le jugement. A ce titre, je suis satisfait.
Les deux gardes m’empoignent fermement et j’ai juste le temps de dire
–Mais votre honneur…
…et je suis entraîné hors de la pièce, dans le couloir. Les portes s’ouvrent les unes après les autres et nous pénétrons dans la cour. Pendant que je me fais traîner je sens le vent souffler sur mon visage. Mais avec les douleurs, je ne peux pas en profiter comme à l’aller. Et je réalise déjà que je n’avais pas choisi ce moment pour sentir le vent sur ma peau.
Nous montons les escaliers, arrivons sur la première plateforme, entrons dans la tour pour prendre le second escalier. Et je finis dans ma cellule. Aigri.
Le Seigneur m’a porté jusqu’à Saint Domingue. Il a mis sur ma route des personnes qui ont sacrifié leur vie pour que j’y parvienne. Il m’a montré toutes les merveilles que recèle cette ville, pendant un délai de grâce de 3 jours où j’ai pu découvrir tant de choses. Puis il m’a placé ici. C’est quoi ça pour une démarche, en plus de la part d’une divinité ?
Le vent souffle. Et maintenant il m’est désagréable, car je suis mouillé. Impossible de dormir dans ces circonstances. Je pense au procès. Car il va y avoir un procès ! Quand ? Comment ? Je dois me préparer !
Je pense que si procès il y a, c’est pour que la lumière soit faite sur mon affaire. Et ce n’est que là que tout le monde a le temps pour écouter et analyser les faits. Ensuite, on verra qui est coupable de quoi. C’est comme ça, un procès. Est-ce que je vais avoir un avocat ? Quel est le droit applicable ici ? Combien de temps me reste-t-il pour préparer ma défense ?
La nuit les habits ne sèchent pas.
* * * * *
Le jour se lève. Je n’ai pas dormi. Je me sens dans un état semblable à celui que j’ai connu à bord du San Felipe, lorsque j’attendais de connaître mon sort. Je peux regarder par la fenêtre, mais je ne vois que la rivière. En face, il y a des cocotiers. Et des cocotiers. Et des cocotiers. J’ai commencé à les compter, mais j’ai arrêté. Je suis fatigué, mais je n’arrive pas à dormir. Mes habits ne font que commencer à sécher. Par contre l’odeur se développe…
On vient. Je me retourne vers la porte. Un gardien entre dans la pièce et se présente à ma porte. Puis il se retourne vers la porte d’entrée et lance
–C’est lui ?
Apparemment on lui fait signe, car il sort ses clés et ouvre ma porte.
–Allez !
Aller où ?
Je fais le même chemin que hier. Je sors, descends les escaliers et pénètre dans la cour. Les deux gardes me suivent. Je continue en traversant la cour. Je vois un groupe de soldats qui se tient devant la porte d’entrée du fort. Nous les rejoignons. Une fois que je suis entouré de 12 gardes, la porte vers l’extérieur s’ouvre. Et le groupe se met en marche…
Nous passons la porte du fort et pénétrons sur la « Calle de Damas », la première avenue de la ville. On y trouve les logements des Dames (d’où son nom) et les premiers bâtiments administratifs. Oui, vous avez bien entendu. Bâtiment Administratif.
A moins qu’on me porte auprès d’une de ces dames. Ha ha.
Nous faisons à peine 200 mètres et entrons dans un bâtiment très opulent. Je crois que c’est un tribunal.
UN TRIBUNAL ???
Mais, mais…
Une, deux, trois portes s’ouvrent et je me retrouve là. Devant un tribunal. Et visiblement je me trouve à la place de l’accusé. Une partie des gardes se retirent. La salle est comble. Il y a des gardes partout. Les juges sont absents. Pour l’instant.
Je regarde dans la salle. Il y a foule. Tout le monde veut voir mon procès, apparemment. Et dans toute cette cohue, une coiffe particulière attire mon attention. Quelle coiffe ! Malgré le moment, je ne peux m’empêcher de ricaner. Une telle coiffe. Je ne vois qu’une personne qui pourrait porter cela… et tout en songeant je regarde le chapeau bouger dans la foule.
Le porteur de la coiffe exubérante bouge et découvre son visage. Je suis foudroyé. Voilà que je pensais à lui, voilà qu’il se trouve là. El Guapo. Mais qu’est-ce qu’il fait ici ? El Guapo ??? Est-il un agent à la solde du roi d’Espagne ? Noooon… mais qu’est-ce qu’il fait ici ?
–Levez-vous pour la cour !
La salle se lève. Moi je suis déjà debout. Les juges entrent. Et le greffier de prononcer
–Nous ouvrons aujourd’hui le procès de El Dominisuisso, accusé de conspiration contre la couronne du roi et d’accoquinage avec les pirates. Il s’est rendu coupable de l’échouage d’un plan personnel de sa majesté le Roi en servant l’abominable cause des pirates. Cela faisant, il a causé la mort d’un agent du Roi, et a causé grand préjudice à notre gracieuse majesté le Roi d’Espagne, notamment en détournant des navires royaux. De plus, il nous a été signalé qu’il était à la tête du peloton d’exécution du vaillant équipage portugais de « La Isabella ». Ainsi s’ouvre son procès…
Je regarde autour de moi. Je suis perdu. Mais où est mon avocat ?
* * * * *
Tloc, tloc, tloc…
–Silence ! Silence ! crie le greffier, car la foule commence un brouhaha. Puis il enchaîne à très haute voix
–…le procès est ouvert !
Vous imaginez mon désarroi !
Je suis là, devant mes juges. Et je n’en présentais rien. Je ne me suis pas préparé. En plus je n’ai pas d’avocat. De plus je ne sais même pas de quoi on m’accuse au juste. Probablement de piraterie... Mais là n’est pas tout.
Car quelle ne fût pas ma surprise de voir que la personne qui tient la place du juge n’est autre que le procureur lui-même, mais coiffé d’une perruque différente. Probablement celle qui correspond à la position de juge. Hier il en avait une autre. Celle dédiée aux procureurs, je suppose toujours. Mais la personne est bien la même, là-dessus il n’y a pas de doute. Salaud !
Cet amas de chair est essoufflé de juste monter trois marches, puis il s’installe sur son trône de juge. Et cette horrible bouche en cul-de-poule dit à la salle (car il ne me regarde même pas)
–El Dominisuiss’, vous avez entendu : Vous êtes accusé de piraterie, de conspiration, de traîtrise à l’Etat, ainsi qu’accessoirement d’espionnage au détriment de sa majesté le roi d’Espagne. Mais avant que le procès ne commence, qu’avez-vous à répondre à ça ?
Un long silence se fait entendre. Même le public –nombreux pourtant– ne prononce plus le moindre quack. Ils veulent tous entendre ma réponse.
Je déglutis. Qu’est-ce que j’ai à répondre à ça ?
Je regarde la salle, je regarde les juges, le greffier. Je me retourne pour voir les gardes. Et puis je regarde à nouveau la salle.
–J.. n… com….s p..s… ! je chuchote. Mes cordes vocales me font défaut.
–Vous dites ?? me reprend le juge.
–Je ne compr..ds pa…, Monsi… le jug…
Je vois que la foule prend plaisir à mon tremblement. Et que le juge savoure ma soumission instinctive. Le fait que ma voix me manque montre bien que je serais capable de mouiller mon froc, tellement j’ai peur de la situation. Je suis pétrifié. Je suis incapable de répondre. Je m’attends à être battu d’un moment à l’autre, pour le grand plaisir de l’auditoire. Cependant…
– IL NE COMPREND PAS CE QU’IL FAIT ICI ET CE DONT ON L’ACCUSE EST FAUX !
Cette voix a claqué comme un fouet. Tout le monde sursaute, moi le premier. Mais qui à parlé ? Enfin, je veux dire, crié ?
Toutes les têtes de la salle toute entière se sont tournées vers cette voix. Il est donc facile de savoir qui a parlé : El Guapo !
Lui ? Moi qui le croyais à la solde de l’ennemi. Mon sauveur…
Le juge reprend.
–Mais qu’est-ce qui vous prend de hurler ainsi, El Guapo ? Et d’abord pourquoi ?
–PERMETTEZ, votre honneur…, et il se fraie un chemin vers l’avant, pour se rapprocher de la cour.
Visiblement c’est pour tout cela que le public est venu. Le spectacle commence. La ville doit manquer d’animation pour qu’on se rende à un procès pour se distraire. A moins que les procès de pirates aient un attrait particulier ? Drôle de nouveau monde…
–El Guapo, vous n’êtes pas cité, vous n’êtes pas concerné non plus. Et en plus, quelles manières sont-ce là d’intervenir ainsi dans un procès dont vous n’êtes pas acteur. N’y a-t-il plus assez de femmes dans les bordels pour que vous vous décidiez à venir nous perturber ? Avez-vous ajouté l’activité d’avocat à vos nombreux talents ?
Le juge semble connaître et respecter El Guapo, mais toutefois ne pas trop apprécier son intervention... El Guapo, qui est arrivé à la hauteur de la barrière retenant le public, répond au juge
–Toutes mes excuses, votre honneur. Et pour vous répondre à votre question : c’est bien ici qu’on trouve les filles les plus belles de tout le nouveau monde. Mais vous savez aussi que El Guapo ne délaisse les filles uniquement pour une seule chose : l’injustice. Bien que je sois un fidèle allié des couronnes exploratrices, je me dois de vous signaler qu’ici une injustice se prépare.
–Parlez donc, dit je juge l’air contrarié.
Il faut que El Guapo soit véritablement quelqu’un ici pour que la cour lui accorde ainsi le droit de parole. Je reprends un peu confiance.
–Voyez-vous, votre honneur… dit El Guapo en tournant son regard vers moi pour continuer
–…je connais El Dominsuisso. Et je peux vous assurer que c’est tout sauf un pirate.
– Vous dites ? dit le juge. Un peu surpris, un peu intrigué…
–Oui, répond El Guapo, je l’ai rencontré à San Juan sur l’île de Puerto Rico. Je n’ai pas partagé sa couche, mais je peux vous assurer que ce n’est pas un pirate, pas plus qu’un marin d’ailleurs.
–Ah bon ? demande le juge intrigué.
–Oui, il mesure tout en mètres… répond El Guapo
La salle entière s’est esclaffée. Tout le monde rit à pleine gorge. Un gars qui mesure en mètres ! Vous avez déjà entendu un marin dire : nous sommes à 100 mètres. Ou : il y a 3 mètres de fond ?
Pendant que tout le monde se marre, je vois El Guapo me lancer un regard soutenu. Et il insiste toujours plus du regard. Et plus je le regarde, plus il semble me dire « défends-toi, je ne peux pas faire plus… ».
Le juge cesse de rire, ce qui fait que la salle se tait sans tarder…
–Ah bon ? Celle-là je ne l’avais jamais entendue. Mais le système métrique ne disculpe pas !
La sévérité du ton du juge me fait bien comprendre qu’El Guapo ne pourra désormais plus intercéder en ma faveur sans qu’il ne s’expose lui-même. D’ailleurs je le vois qui me regarde toujours.
–El Guapo, me feriez-vous l’insigne honneur de bien vouloir me regarder quand je vous parle ? dit le juge en tapant du marteau.
Paf, paf, paf !
El Guapo se retourne pour regarder le juge.
–Si vous dites que cet homme n’est pas pirate, El Guapo, alors je serai curieux de connaître votre avis sur le témoignage qui va suivre. Sans dire qu’il a avoué !
–AVOUÉ ? JE N’AI RIEN AVOUÉ DU TOUT !!!
Ce coup ci c’est ma propre voix qui fait sursauter tout le monde, y compris ce foutu juge.
–Vous m’avez interrogé, et je vous ai répondu qu’une partie des faits sont exacts, mais que par contre je me trouvais dans cette situation sans l’avoir choisie ! Et que je n’ai que fait de sauver ma peau, mais vous n’avez rien voulu entendre !
Cette fois j’ai repris mes esprits. El Guapo m’aura au moins laissé le temps de reprendre mes esprits. En plus, le fait de ne pas être tout seul, ici, loin de chez moi, me donne du courage.
–Je n’ai jamais voulu conspirer. Je n’ai pas choisi d’attaquer le « Isabella ». Je n’ai pas décidé d’exécuter ses officiers, bien au contraire. Et je n’ai jamais eu l’intention de participer de quelle que manière que ce soit à un quelconque acte de piraterie ! J’ai même tout fait pour éviter l’abordage du « Louisa Castaña » à bord duquel je me trouvais pour venir à Saint Domingue. Et à ce titre je me suis trouvé à bord du « San Felipe », mais en tant que prisonnier.
El Guapo me lance un regard qui a l’air de dire « Vas-y petit !».
–Oui, j’étais à bord du « San Felipe ». Oui, j’ai contribué à la capture du « Isabella ». Oui, j’ai été le porte-parole du capitaine pour communiquer avec des flibustiers et l’équipage du « Isabella ». Mais j’étais présent car on m’y a contraint. Et ce qui a été dit est vrai : je ne suis pas pirate et je ne suis pas marin. Je suis commerçant. Et comme je parle plusieurs langues, je me trouve à ce titre à contribuer à l’exécution de plans ; sans pour autant que je n’aie à décider. Un traducteur choisit-il les propos qu’il doit traduire ? Un messager choisit-il le message qu’il porte ?
L’assistance à l’air d’apprécier mon discours. Je crois que ma voix était sincère tout au long de ma réplique. Je les vois en train de hocher la tête en se regardant les uns les autres. El Guapo a l’air content. Ce qui me donne de l’entrain. Si je gagne l’auditoire, j’ai à moitié gagné la partie. C’est toujours ainsi.
Dans un combat de rhétorique, il s’agit de conquérir, que dis-je… séduire l’auditoire. Celui qui tient l’auditoire avec ses arguments tient le poids de tout l’auditoire pour imposer ses idées. Et si l’autre ne parvient pas à faire face, il ne peut que plier.
Vous ne me croyez pas ? Pourtant, c’est vieux comme le monde. Vous connaissez les bouffons qui étaient les fidèles compagnons des rois, surtout au moyen âge ? Certains bouffons faisaient des blagues plus ou moins drôles, c’est tout. Mais d’autres bouffons avaient une prise extraordinaire sur leur roi. Car ils avaient comme mission suprême d’amuser. Et sous le couvert de l’amusement –jamais condamnable, car c’est bien là leur mission– ils pouvaient pourtant exposer leurs idées. Si l’auditoire, à savoir la cour, était conquise par les drôleries –pourtant si vraies– que lançait le bouffon, le roi était impuissant. Parfois, il suffisait que le bouffon fasse rire la reine, sans pour autant que la cour ne comprenne le calembour, pour que le roi fléchisse. Un jour je vous en donnerai un exemple, promis. Mais pour l’instant c’est mon procès qui se joue, et cela est plus important.
L’auditoire à déjà l’air de m’accorder le bénéfice du doute. C’est vrai, quoi. On ne tire pas sur le messager… Je vais donc enfoncer le clou. De toute manière, je doute fort qu’on me laisse encore parler ensuite. Il faut que je profite de la confusion qui règne à l’instant. Donc je lance
–Guten Tag, meine Damen und Herren !
–Bonjour mes Dames et Messieurs (je vous rappelle que tout se passe en espagnol)
–Buon giono Signora i Signori !
–Ladyies and Gentlemen, I wish you a very nice day.
–Buon gia ! Tudu bon ?
–Que tous ceux qui ont été salués correctement dans leur langue lèvent la main !
Et la salle entière lève la main. Je crois qu’il y a bien un néerlandais au fond qui ne lève pas la main, mais peu importe. Alors je conclue à voix haute
–Vous voyez, votre honneur… je suis traducteur. Pas pirate.
Mais le juge est encore une fois contrarié. Il voit bien que l’auditoire à l’air de penser comme moi. Ce sont des gens ordinaires, eux. Et ils sont convaincus de ce qu’ils entendent, à ce qui semble. Le juge prend le temps de bien regarder la scène, ce qui m’inquiète. Il a l’air de connaître aussi l’art de la rhétorique, car je le vois qui prépare son offensive (si vous pratiquez les combats de rhétorique, alors vous finissez par lire les intentions sur le visage de vos adversaires. C’est un peu comme l’escrime, mais avec les armes en moins…)
–Aaaaaaaaaahh, dit-il longuement en parcourant au moins deux octaves. Ce qui est du plus bel effet. Il a récupéré l’attention de l’auditoire en quelques instants. Sans les deux octaves, son intervention aurait passé inaperçu.
Je vois la salle qui se tait.
El Guapo qui prend un air déjà plus sérieux. Au même titre que le juge semblait le connaître tout à l’heure, j’ai bien l’impression qu’il connaît –lui aussi– le juge de son côté. Et l’expression d’inquiétude que prend le visage d’El Guapo ne me rassure guère. Et le juge continue, après avoir attendu d’avoir l’attention du dernier des spectateurs
– …mais c’est la joli tirade du bourreau, à ce que j’entends ! Je ne suis que la main, je ne suis pas la tête. Mais savez-vous mon cher El Dominisuisso, pourquoi les bourreaux portent des masques ? Vous ne le savez pas ? Laissez-moi vous dire, vous qui êtes d’Europe et qui êtes érudit, vous devriez pourtant savoir… Aussi justifié que soit le travail de bourreau, autant important que soit reconnu son office, il ne reste pas moins qu’il est la main qui met à exécution la sentence. Et ce n’est pas tant le fait que le bourreau met à exécution la sentence qui le met en porte à faux avec la population. Mais bien plus le fait qu’il est l’un de leurs voisins. Cela veut dire que demain, il peut être l’instrument de la justice qui tranchera la tête si un tribunal en a décidé ainsi. Or le peule sait que les tribunaux se trompent. Donc, il ne serait pas prudent d’entretenir des relations avec un voisin qui met à exécution les décisions d’un tribunal qui se trompe. Dans le contexte d’une erreur, le bourreau n’est-il pas –au fond– un traître au peuple ? Et si je vous entends bien, vous nous dites que vous n’avez rien décidé, mais vous avez tout fait… ???
Vous répondriez quoi à ça ?
Je déglutis.
La salle me regarde. Il y deux minutes, ils avaient l’air de dire : ne tirez pas sur le messager. Et maintenant ils ont l’air de clamer : ne confondez pas messager et bourreau !
Ce juge est hideux au possible. Mais je dois lui reconnaître une sacrée répartie. Bon, il n’y a là rien de surprenant : comment devient-on juge d’instruction, juge du tribunal, et administrateur « ad intérim » (comme j’allais l’apprendre) d’une citée comme Santo Domingo ? Pas en bafouillant en tout cas ! Ni en baissant sa culotte, comme j’allais l’apprendre.
El Guapo a fait tout ce qu’il pouvait. Et je vois qu’il quitte la salle. C’est mieux. Je ne lui en veux pas. Mais maintenant je suis seul.
–Mais où est El Guapo ? J’aurais juré qu’il aurait voulu entendre le témoignage qui va suivre, dit le juge à haute voix et avec délectation.
J’ai l’impression qu’il se suce les doigts… Et en même temps je me rends compte que les deux autres juges ne sont que des fantoches. Il faut au moins trois juges, selon la loi. Mais personne n’a dit que ces juges devaient avoir une quelconque consistance. Ils sont juste là. Si cela se trouve ils sont payés à l’heure…
–Faites entrer ! dit le juge sans attendre une réponse (de qui d’ailleurs ?).
Là mes amis, je ne vous dis pas !
Non, je ne vous dis pas !
Ben si je dis que je ne vous dis pas, c’est que je ne vous dis pas. Non ?
Bon, il faut bien que je vous dise. Oh mon Dieu…
Je vous ai déjà dit que je n’ai pas de bons yeux, mais que j’ai une bonne mémoire ? Je n’oublie jamais un visage. Et le visage que je vois me glace le sang.
3e marin à droite, dans la barque… C’est lui ! C’est lui ! Putain, c’est LUI !!!
Quelle barque ? Vous me demandez quelle barque ? HA !
J’ai honte de le dire…
Celle qui retournait auprès du « San Felipe », vous vous rappelez ? Haut, bas, haut, bas… vous vous rappelez ? Vous vous rappelez aussi que je vous ai dit que je serais retourné à la nage à bord du « San Felipe », si j’avais su ; ou si j’avais vu…
Ben là je le vois bien. 3e marin à droite, dans la barque. Salaud !
C’est lui que j’aurais du voir ! C’est lui que j’aurais du remarquer. C’est lui qui m’avait « chatouillé » mes sens sans que je ne puisse comprendre ce qui se tramait… C’est lui-même.
Je ne connais pas son nom et je ne sais même pas qui c’est. Mais à présent que je le vois entrer dans la pièce et que je le reconnais, tout en le situant dans mes souvenirs, je me rends compte : c’est lui que j’aurais dû remarquer, sur la plage de l’île ; en regardant partir la chaloupe…
Et tout pendant que je tente de reprendre mes esprits, et mon souffle, je le vois déjà qu’il me pointe du doigt en disant à haute et distincte voix :
–C’est lui !
La salle entière le regarde, puis me regarde en suivant son bras.
–C’est lui, répète le marin.
Mais cette fois sur signal du juge. Comme je le déteste, je le regarde et je l’ai vu faire signe « encore » à son témoin. Mais la salle, elle, est trop occupée à regarder « le monstre ».
Manier la foule est une arme bien plus précieuse que de faire éclater la vérité, je peux vous l’assurer. La salle ne demande même pas de quoi je suis le « lui » que désigne le témoin. Déjà je les vois acquis à la cause du juge.
–C’est lui ! répète le témoin, en suivant scrupuleusement les indications tacites du juge.
El Guapo, où est-tu ? Mon seul ami ? Mon seul allié ? Si tu as quitté la place, c’est que je suis perdu. Sinon tu serais resté pour me voir me battre, non ?
–El Dominisuiss’, qu’avez-vous à répondre ? demande le juge l’air amusé.
Je vois bien qu’il me « passe la main », comme on dit.… Mais son attitude est celle du « Echec et mat, à toi de jouer… » et il semble bien s’amuser de la situation qu’il a réussi à créer. Salaud !
–Ecoutez…, je lance.
Mais la foule ne veut plus rien savoir. Ils ont eu ce qu’ils veulent… Demain ce sera la pendaison !
–Ecoutez…
Rien à faire. Il n’est pas possible de se faire entendre dans cette cohue. Chacun argumente avec son voisin. Et le juge laisse faire jusqu’au moment qu’il juge lui-même opportun. Puis il crie
–Silence ! Siiiileeeenceee !
Clac, clac, clac ! Son marteau heurte son bureau. La salle se tait.
–El Dominimachin… qu’avez-vous à dire ?
Je me tais. La parole est d’argent, le silence est d’or.
–Bien, finit par dire le juge, je vous condamne aux galères pour vingt ans. Vous serez affecté à l’un des bâtiments de sa majesté le roi pour cette période. Qu’on emporte le prisonnier !
Hein ? Je veux bien reconnaître que j’étais en difficulté, mais je n’avais pas fini pour autant…
Les gardes me choppent par les épaules et je suis bien obligé de suivre le mouvement. Et la foule applaudit…
Dans le couloir ma garde m’attend et me revoilà cerné par une douzaine de brutes.
Vingt ans de galère ? Mais que vais-je dire à ma mère ???
Nous sortons du palais de justice (Quel nom !!!) pour nous engager à nouveau dans la « Calle de Damas ». Il ne faut pas beaucoup de temps pour faire le chemin inverse. Les portes du fort s’ouvrent. Je traverse la cour. Je monte les escaliers. Je passe la première plate-forme. Je monte vers ma cellule. Sans prendre note de la diminution progressive des gardiens je me rends dans ma cellule, accompagné finalement d’un seul garde. Je rentre, et je m’accroupis
Je pleure.
–Maman…, je glousse.
« Si c’est comme ça le nouveau monde, je préfère l’ancien ! Demain je rentre ! » je me dis…
–Maman, je glousse.
Mais qu’est-ce qu’il m’arrive ?
–Tu as encore pissé dans ton froc !
Hein ?
–Tu as encore pissé dans ton froc, El Do !
Mais qui… ???
–Qui est là ???
Je me redresse, surpris dans mon intimité.
–Qui est là ??? je redis.
–Je suis ici…, dit une voix.
–Où ?
–Ici…
Mes yeux pleurent encore, mais je distingue une forme au fond de la salle. Il y a plusieurs cellules séparées par des barreaux plantés dans la maçonnerie. Et au fond je vois une silhouette. Mais je ne vois pas qui ça peut être.
–Qui est-tu ?
–J’étais marin à bord du « San Felipe ». Mais ni mon nom, ni mon visage ne te diront quoi que ce soit. Mais j’étais bel et bien à bord du « San Felipe » quand tu t’y es invité. Et j’étais là quand nous avons pris le « Isabella ». J’étais aussi là quand nous t’avons déposé. Et j’étais aussi là après que nous t’ayons laissé.
Ma curiosité est piquée au vif.
–Mais QUI est-tu ?
–Je m’appelle John.
–John comment ? je demande.
–John.
–Alors, John, à part le fait que je pisse dans mon froc, que sais-tu d’autre ? je demande, curieux d’avoir des nouvelles du « San Felipe ».
–Ecoute…, dit John.
–… ? Je t’écoute… ? Parle, je lui dis.
–Non ! Tais-toi et écoute ! répond-il.
Au loin, j’entends une cloche. Ce n’est pas l’une de la cathédrale, elle est trop éloignée. Mais à quelques centaines de mètres… euh, à quelque trois cents pieds… j’entends sonner une cloche. Régulièrement, solennellement : clang… clang… clang…
Ce n’est pas un appel à la messe.
–Les moines prient, dit John.
–Quels moines ?
–Ceux de l’Abbaye, ajoute John.
–Oui, et alors ? N’est-il pas la vocation des moines de prier ? Quel rapport avec moi ; quel rapport avec nous ; quel rapport avec le « San Felipe » ?
John rigole doucement. Un peu comme si mon ignorance le rassurait, car au moins je n’étais pas au courant. Puis il ajoute
–Ils prient pour toi, ils prient pour moi, et ils prient pour les marins du « San Felipe ». Nous sommes les deux derniers qui leur reste à pendre. Et ce seront les moines qui s’assureront de nous offrir une sépulture.
Je déglutis à nouveau, même si j’ai la langue sèche. Et je trouve toutefois encore les moyens d’ajouter
–…mais j’ai été condamné à la galère. Vingt ans de galère. Ils ne vont pas me pendre tout de même. Non ? Hein ?
–C’est ce que tu crois ? dit John, sans émotion.
Je suis abasourdi. Je me sens échec et mat. Bande de salauds !
Vous qui avez suivi mes histoires, croyez-vous que je mérite cela ? Vous qui connaissez mes intentions, pensez-vous qu’il soit juste que je me trouve là ? Comme ça ?
–Maman…, je glousse.
–Oui, oui, Maman…, moi aussi je pense à elle. C’est drôle hein ? dit John, toujours d’un ton très posé.
Cela doit faire un moment qu’il est là à réfléchir.
Clang… clang… clang… la cloche sonne toujours.
–Mais le « San Felipe » ? je demande.
–Quoi le « San Felipe » ? Ils l’ont repris. Et nous avec.
–Oui, je m’en doute. Mais comment ? Et qui ?
–Oh, ça c’est une longue histoire, dit John d’un air déjà plus éveillé.
–J’ai tout mon temps…, je lui réponds.
Clang… clang… clang…