Extraits de roman, II : Dazaï

Publié le 06 août 2009 par Alainlecomte

Continuons quelques temps la veine japonaise. Dazaï Osamu est cet écrivain dont Nicolas Bouvier écrit dans « Le vide et le plein » (Carnets du Japon 1964 – 1970) :

A côté d’un écrivain comme Osamu DazaÏ, Kafka fait presque figure de luron. Son univers n’est pas désespéré, il est durement châtié par une autorité insaisissable, mais légitime. Dans Kafka, on est puni pour délit de prométhéisme, puni pour vagabondage mental. Même Beckett, son désespoir est encore plein de terre, de mottes, de boue féconde. Ramper dans la boue, voilà, pour bien des personnages de romans japonais, une situation encore enviable par la densité qu’elle présente. Au moins on touche quelque chose, au moins on a les mains occupées. Dans Dazaï, le processus morbide lui-même est abstrait. On grelotte sous le regard des autres, cependant qu’on travaille et qu’on assiste dans l’épouvante à la destruction de soi.


Ce joyeux drille, donc, était né en 1909 dans une riche et puissante famille. Voici le texte de présentation du roman « La déchéance d’un homme  aux éditions Gallimard (« Connaissance de l’Orient ») :

Morphinomane, tuberculeux et alcoolique, il tenta plusieurs fois de se suicider. En 1948, il réussit enfin à se tuer en se jetant dans les eaux débordantes du barrage Tamagawa, à Tokyo. Par une sorte d’ironie, son cadavre fut découvert le jour de son trente-neuvième anniversaire, le 19 juin1948.
(Note personnelle : le « par une sorte d’ironie » surprend, n’est-ce pas ?).

Voici le début de « La déchéance d’un homme », dans la traduction faite par Georges Renondeau :

J’ai vécu une vie remplie de honte.
Pour moi, la vie humaine est sans but. Je suis né dans un village du nord-est et j’étais déjà grand lorsque j’ai vu un train pour la première fois. En voyant, au-dessus de la gare, le pont où des gens montaient, descendaient, je ne comprenais pas qu’il était fait pour franchir les voies et je pensais que l’enceinte de la station était un lieu d’amusement à la mode étrangère, arrangé uniquement pour les personnes élégantes. Qui plus est, j’ai pensé ainsi assez longtemps. Monter, descendre le pont, c’était pour moi un sport distingué ; parmi les emplois du chemin de fer, c’était l’un des plus spirituels. Mes yeux se sont ouverts subitement quand, plus tard, j’ai découvert que cela n’avait pas d’autre but que de traverser les voies.
De même, lorsque au temps de mon enfance je vis dans un livre illustré un chemin de fer souterrain, l’utilité de ce dernier ne m’apparut pas ; je pensai qu’aller en voiture sous terre au lieu d’aller en voiture sur terre était simplement un amusement original.
Depuis mon enfance, j’ai été faible de constitution. Je restais souvent au lit et j’étais persuadé que les draps, les taies d’oreiller, les protège-couvre-pieds étaient des ornements inutiles ; c’est à l’âge de près de vingt ans que j’ai compris que, contrairement à ce que je pensais, ils étaient des objets d’utilité, et alors je fus saisi de mélancolie à la pensée que la vie humaine dépend de ces mesquineries.
De plus, je ne savais pas ce que c’est que d’avoir faim. Cela ne veut pas dire que j’aie été élevé dans une maison où l’on ne se préoccupait ni du logis, ni de la nourriture, ni du vêtement, ce serait stupide ; mais j’ignorais complètement la sensation de la faim. Cela peut paraître bizarre de parler ainsi, mais je pouvais avoir faim : cela n’avait pour moi aucune importance. Quand je revenais de l’école ou du collège, les personnes qui m’entouraient me disaient : « Tu dois avoir faim ; nous nous en souvenons bien : en rentrant de l’école nous mourrions de faim ; veux-tu de la pâte de haricots sucrés ? Veux-tu du biscuit ? du pain ? » et ils s’agitaient autour de moi. Enjôleur-né, je murmurais : « J’ai faim » et je remplissais ma bouche d’une dizaine de haricots sucrés. En réalité, je n’avais pas la moindre idée de la sensation d’avoir le ventre vide.

Le héros de Dazaï (c’est-à-dire Dazaï lui-même) trompe son monde. Deux fois au moins. La première fois, c’est en faisant croire qu’il a chuté lors d’un exercice de gymnastique : « c’est de la frime, il l’a fait exprès ! » dit Takeishi, la deuxième fois c’est pour échapper à la police en teintant habilement son mouchoir d’un sang venu d’un bouton près de son oreille, pour faire croire qu’il crache le sang. Ces deux fois l’obsèdent et causeront en partie sa déchéance.