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Carnets de marche. 10

Publié le 10 août 2009 par Angèle Paoli

  Aujourd'hui Rien. Et ce rêve en fin de nuit. Tu te regardes en train de te dissoudre dans les interstices du sol. Te voilà absorbée entière. Seule t’appartient encore ton invisibilité.
     Un noir intense descend sur la mer. Brouillard dense qui engloutit la marine prise dans un entonnoir. L’étau des rochers se resserre. Les eaux du ciel absorbent les flux de la mer. Ensemble elles se rejoignent, progressivement se fondent les unes dans les autres. Nappes de gris uniformément gris sur nappes lisses plus foncées. La bande de mer rétrécit à vue d’œil. Seule persiste encore la blancheur des crêtes émergeant des flots. Ultime gangue de lumière.
     Aujourd’hui encore rien ne va. Pas davantage qu’hier ou que tant d’autres jours identiques. Elle se sent d’humeur maussade, triste, presque désespérée par moments. Elle émerge pourtant de rêves érotiques réjouissants, les premiers depuis tant de semaines d’abstinence. Du premier rêve, elle n’a gardé de l’éphémère rencontre que la sensation fugace d’effleurements furtifs. Du second rêve, elle retient un emboîtement d'images surprenantes, à la fois étranges et attachantes. Le décor est celui de la ville où elle a vécu tant d'années. C'est là, dans ce quartier du centre ville qui lui est familier qu'elle fait la rencontre de son dentiste, un drag queen facétieux arborant une jupette blanche dont la quasi-transparence révélait un string en dentelles de Valenciennes, très échancré. Ses fesses haut perchées sur ses jambes maigrichonnes d’athlète imberbe invitent à la poursuite de secrètes réjouissances. Mais les rêves s’effacent et cèdent la place à la mélancolie qui la gagne.
     Trois jours déjà qu’elle est privée de liaison internet. Elle se sent désœuvrée, abandonnée, coupée des autres et de son centre. Elle se lance sur la route, sans conviction. Elle a peur d’avoir déjà épuisé tous les bonheurs de cette marche, ses surprises, ses attentes.
     Elle marche vite. Elle est en retard sur son horaire habituel. La mort d’Anne-Marie Schwarzenbach la hante. Une mort lente survenue au bout de deux ans d’amnésie totale, si profonde qu’elle n’avait plus conscience ni d’elle ni des autres. Deux ans d’enfermement léthargique dans une chambre de chalet suisse, après les rudes mois d’enfermement conscients et terriblement douloureux des États-Unis. Elle est bouleversée par le récit de cette mort. Elle marche et elle pleure. Heureusement, le froid qui picote ses joues lui tire les larmes des yeux. Un bon alibi aux larmes qu’elle verse sur Anne-Marie. Et peut-être aussi sur elle-même. Elle a en mémoire la dernière lettre d’Erika Mann à Anne-Marie. Une lettre conventionnelle où il n’est question que de son travail à elle, de ses créations, de ses succès. En lisant la lettre de son amie, Anne-Marie ne retrouve rien de ce qui faisait la densité de leur relation. Attentes déçues. Espoirs manqués. Toujours ce terrible hiatus, insurpassable, entre le rêve et la réalité.
     Elle passe sous Hanging Rock (Australie). Elle se sent attirée par le mont Chauve, sommet arrondi, creusé de tafoni, qui émerge des bosquets denses du maquis. Il faudra qu’elle grimpe là-haut. Au printemps.
     Des feuilles mortes roulent sur la route, poussées par le vent. Des feuilles de hêtres, minuscules, résignées. Elle pense aux plates-formes du Sénégal. Au temps qu’il faudra pour rétablir la ligne. Odeur âcre de bois brûlé détrempé par la pluie. Juste avant l’odeur ammoniaquée de l’enclos. Toujours fermé. Toutes les bûchettes ont disparu. Elle ne remplira pas son sac à dos. Et le petit sac à duvet ? Elle l’aperçoit qui se balance au bout de ses rubans. Il la regarde de ses yeux de clown et sa bouche tordue lui grimace un sourire amical. Coutures ouvertes, il perd son duvet fin. Le petit sac à duvet gri-gri cra-cra la distrait momentanément de ses chagrins. Un animal blessé geint, invisible sous les feuillées. Peut-être une chèvre égorgée par un renard. Peut-être un geai qui traîne sa blessure secrète sous les grands arbres. La borsetta nera perd ses plumes. Étrange petite chose incongrue, inclassable, abandonnée au vent. Par qui, pourquoi ? Dans quelle rubrique la faire rentrer ? Elle tourne autour de la borsetta. Rien à voir ou si peu avec les bourses renflées des paysans de Brueghel, dans les fêtes villageoises. Symboles sexuels arborés avec une inconsciente satisfaction. Une odeur tenace de charogne envahit la route. Le sexe et la mort, à quelques mètres de distance. Elle hâte le pas. Sentiers désertés, vie suspendue, réduite à quelques mots : la terre, les talus, les arbres, les nuages. Quoi d’autre ? Rien. Il n’y a pas âme qui vive. L’écran noir de la marine. La trouée d’ondes vives. Elle entend sa propre voix qui lui parle des problèmes de réseau. Leur échange. Informatif. Sa voix lui parle de « santons ». C’est bientôt Noël.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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