Feux

Publié le 11 août 2009 par Lephauste

J'ai vécu tout à côté de morts qui ne voulaient que se survivre. toute un temps à leur porter l'eau et le pain en échange d'un asile fait de la pierre de leur coeur et de la boue de leurs souvenirs. On disait, regardant du haut de la côte le village envourné d'où s'échappait, bien drue, la cheminée du four banal, il y a là trente ou quarante feux, autant de fois tant d'âmes traversées de frayeurs abjectes, d'envies décrottées à l'entrée des métaieries, de vies aux destins de matrice. Et puis l'on descendait, la côte était belle et nous donnait l'occasion de trouilles, de roues voilées, de valdingues, tous les cercles de l'enfer en moins de trente secondes. Une divine comédie à la force du pédalier et parfois des Béatrices sur le porte-bagage. Certains disent le trou du cul du monde mais le monde a l'air tellement constipé que de trou du cul on a pas du lui en greffer. Où alors pas à la bonne place. Place de l'église, à cette époque une ruine à curé où Christ tient pas en croix, à cette époque la foi fait plus recette, les prêtres sont sur des chantiers, couvrent quelques paroisses, baisent en fin limier, des paroissiennes à qui ils racontent qu'ils sont de l'école de Vienne et qu'en meuglant l'impétrante ferait bien de les appeler Sigmund. Flanquant la grosse barquasse, le monumentauxmorts. Là sont une trentaine de noms, trente ou quarante, toutes les familles y passent, font un don, deux parfois, trois pour les plus chanceuses. Des fils à papa partis sans barbe, à l'époque des moissons pour aller se faire foutre, sages comme l'image d'épinal. Là, sêche toujours une gerbe ou deux dont le conseil municipal fait voter l'achat à date fixe. Le reste du temps le deuil est prié de rester à la maison, au dessus de la cheminée, dans un sous-verre conchié par des mouches pacifistes.

En face de d'là le bistrot de la gare. Non y a pas de gare, c'est à pied sans doute que les gars sont allés se faire pointer à la ville la plus proche. Alors les gars, on s'échauffe ! Le café de l'église, le rendez vous des chasseurs, au bon coin,  le bar de la mairie, chez l'toine, le beau rivage, au gardon frétillant, à la fillette, le fil de l'eau, les collabos, au boeuf couronné, chez plus belle la vie, chez Simone, aux amis de la boule, le bon, la boureure et ses trois enfants. On y va ? On y va, on fait un baby, on achète une bouteille de pschitt et on se taille sans payer. On se fera houspiller plus tard, le village dort du sommeil des peupleraies. Et nous on fait que passer, même si on passe souvent.

Là haut, à mi chemin du cimetière, c'est la Garenne, c'est là que mon père a démaré sa chienne de vie, c'est là que son père a fini la sienne, sans l'ébruiter. Discret bonhomme tout en os, champion du chandré, vacher à louer dans les fermes alentours. Une tripotée de gniards accrochée à ses velours, il enfourchait sa mobylette et filait vers les étables, foutez la paix ! Une métaierie ? Une métaierie c'est un peu comme chez vous, une grande cuisine chaulée chaque année, en bleu, contre le malin, un lit clos contre la cheminée où attend une boite de fer blanc pour les petits enfants, des gâteaux humides aux odeurs de renfermé, comme les petits enfants, qui viennent pas souvent et se lavent pas beaucoup plus; Et puis derrière une porte basse comme l'entonnoir du purgatoire, une longue pièce obscure, avec au bas mot quatre ou cinq lits alignés dans la pénombre, les lits pour neuf, dont mon père. Vous vous dites, chez moi ? C'est pas comme ça chez moi ! Je sais bien, c'est blanc chez vous, avec des mezzanines, un côté un peu chic de chez Ike est là, avec de l'amour et des fleurs et des petits mots doux du genre : A ce soir, oublie pas c'est ton tour pour la poubelle ! Mais la métaierie elle est pas plus au métayer que ce "chez vous", qui sent si bon le bonheur domestique vous appartient, vous c'est le banquier votre seigneur, le métayer c'est plus souvent un bourgeois de la ville, un noble qui roule en berline et vient jamais, vu que pour lui c'est qu'il est encore trop bon de le garder, le métayer. Le notaire s'occupe du quintal de revenus et de la coupe de bois. A la fin le métayer si il a pas trop rêver, aura de quoi s'offrir un caveau, une croix de fer et la gravure sur le granit. Andrée Thurière épouse Boucherat, Arthur Boucherat, champion de chandré, et au suivant !

Dans la cour devant la cuisine, il y a au moins cent chats, ils sont pas d'là mais c'est pas loin d'être l'heure de la gamelle, alors il y a meeting de borgnes, d'oreilles déchiquettées, de pelades, de gris, de roux, de plus trop de couleurs. Meeting avec démonstrations de sauts de puces. Faut voir comme c'est pas racisss les puces. Faut voir comme c'est patients les chats, quand c'est l'heure de la gamelle. la porte à deux morceaux s'ouvre et ma grand mère apparaît avec une grande marmite puante et bouillante, c'est à croire qu'elle leur fait des fricassées de rats marinés. Et vas-y que je te leur file des coups de louche, qui les font s'écarter juste le temps qu'elle puissent remplir les assiettes brèches.

- Tiens ! Te vlà toi ! C'est à moi qu'elle cause, c'est ma grand mère. Qu'est-ce tu veux encore ? Et là son oeil s'amuse au milieu des chats. Ça lui chante de me voir me pointer, à vélo, venant de saint Flo, à suée, par la route des lavoirs. Elle se dit comme çà qu'elle va passer un p'tit moment à le voir venir le p'tit bâtard. La Dédé, elle est comme ça. une tendresse de grand mère qui comme toute les mères a moyennement aprécié de voir son ainé filer à la capitale et revenir bras dessus bras dessous avec une génisse un peu embarassée, d'un mouflet de "trop tard madame". Bonjour mémé ... Oui oui c'est ça bonjour ! Qu'est-ce qui t'ramène ici ? C'est papa qui m'a dit ... Ton père ! Ton père ! Il est bien bon "ton père" de t'dire des choses. elle tire à vue, les puces sautent plus et les chats se disent que bien qu'un peu   maigre, le p'tit parigot ...

- C'est pour ... tu sais bien ... Oui bah tu l'auras pas, j'ai décidé, c'est non ! Mais mémé, tu m'avais dit ... J't'avais rien dis, tu peux remballer l'compliment. D'ailleurs j'men va téléphoner à ta mère que tu r'mettes pu les pieds ici. Ici c'est chez moi, t'as t-il compris ? Bon dieu d'vingt dieux ! Et l les chats sentent bien que le morveux dégouline et d'expérience savent aussi que la viande qu'à trop eu les foies, ça a pas bon goût. Pourtant je la vois, à l'entrée de l'étable, sous la poussière, sur sa béquille, elle attend qu'on lui démonte la bougie, qu'on la frotte à l'émeri, qu'on mette un peu de mélange dans le réservoir et qu'on file un coup de pédale et roule, la pétrolette au grand père! Elle avait dit la grand-mère que si je voulais j'avais qu'à venir, un de ces jours. Elle voulais juste le voir, bien en face, ce morveux de la main gauche, lui demander quoi que ce soit. Déjà que son fils le nourrissait.

J'ai vécu comme ça, dans la compagnie des morts. Et que pour pas longtemps j'ai cru qu'on faisait une famille. Bon d'accord, une famille pas causante mais tout de même, c'était bien imité. Rudement bien imité même.