Il était une fois une pauvre femme qui avait une quantité d'enfants. Or, elle n'avait pas de chemise à leur donner. La voisine, il est vrai, lui avait apporté un paquet de filasse, mais lorsqu'on n'a pas un centime, que l'on est vieux et chargé de poupons, l'on n'a ni le temps de filer, ni le moyen de faire filer.
La misère grandissait chaque jour. Mais voici qu'un beau matin se présente un monsieur bien mis, très bien mis.
— Bonjour, petite mère, dit-il en entrant, comme vous êtes triste !
— Ah ! répondit la pauvrette, on a sujet d'être chagrine quand on n'a rien à mettre sur le dos de ses petits gars.
— Écoutez, petite mère, vous allez me confier votre filasse. Je vais vous l'arranger dans la perfection, mais, quand je vous apporterai le fil, si vous ne savez pas mon nom...... Je ne vous dis que cela.
Et il sortit emportant le paquet, faisant claquer ses doigts et ricanant.... La pauvre vieille, toute tremblante, voulut aller à la porte et rappeler le monsieur ; mais le monsieur était déjà loin.
— Mon doux Jésus, dit-elle, c'est le diable bien certainement !
Alors elle se mit à fureter dans sa cabane, à droite, à gauche, en dessus, en dessous, cherchant un objet qu'elle avait perdu... Elle était comme une femme ivre, elle ne trouvait rien et répétait toujours entre ses dents : "C'est le diable bien certainement, c'est le diable.. Qui me dira son nom ?"
Tout-à-coup la porte s'ouvre. Son mari entre comme un coup de vent.
— Jeannette, je suis perdu.
— Qu'y-a-t-il, mon pauvre homme ?
— Figure-toi qu'en revenant du travail, j'ai vu de loin, malgré la brume du soir, au haut du champ à Nanon Langevine, une sorte de baron magnifiquement habillé. Il était assis sur de l'herbe rouge comme de la braise et faisait tourner un rouet si vite, si vite, si vite ; cela faisait : grou, grou, grou, grou ....
— Jésus miséricorde ! interrompit la femme, je le reconnais : c'est le monsieur qui est venu ici !
— Quel Monsieur ?
— Continue, mon pauvre Pierre, continue, je t'en prie.
— Eh bien ! tout transi de peur je me suis caché derrière des broussailles et je l'ai entendu chanter :
Oui, j'ai nom Mirlikovir,
Je n'irai pas le lui dire,
La bonne femme au jaune cotillon,
Si elle n'a pas deviné mon nom,
Au bout de trois jours
Sera mes amours.(1)
— Mon Dieu, mon Dieu, s'exclama la vieille, nous sommes sauvés : je sais son nom.
— Qu'as-tu donc, Jeannette ?
— Ah, mon petit homme, si tu savais !
Et la pauvre femme, toute tremblotante de joie, lui conta l'arrivée de Satan, sa proposition avantageuse et la terrible condition.
Le lendemain matin, — il n'était pas cinq heures,— le diable fracasse la porte, entre sans dire bonjour ni bonsoir, et, de toutes ses forces, jette sur la table un immense paquet de fil.
— Maudite vieillote, que tu m'as donné d'ouvrage ! Sais-tu mon nom ?
Il blasphémait en disant ces paroles, il blasphémait, blasphémait (2) à faire trembler les vierges sur la cheminée et les saintes images suspendues aux murs.
— Mon bon monsieur, répondit tranquillement la pauvrette appuyée sur un bâton, il ne faut pas vous fâcher comme un démon de l'enfer. Je suis sûre que vous portez le nom du portier du ciel, vous vous appelez Pierre.
— Nenni, la vieille.
— Alors c'est Jean, comme notre défunt oncle.
— Nenni, la vieille ; tu n'en approches pas ; gare à toi !
— Eh bien, damné, on te nomme Mirlikovir.....
A ce mot, Satan poussa un cri, passa la porte et se mit à courir, à courir......
Malheureusement, il court encore par le monde.
(1) Á propos de cette ritournelle, François DUINE précise en note : "Ces formules consacrées sont toujours rendues plus frappantes soit par l'allitération, soit par la répétition des mêmes consonnances. Aussi ces phases se transmettent-elles d'une façon invariable, tandis que le reste du récit varie dans les différents villages d'une même région."
(2)Précision de François DUINE : "La répétition du même mot est le superlatif populaire"
F. DUINE indique encore dans les Annales de Bretagne, t. 16, 1901, p. 83 : "C'est un diable qui, parfois, prend la forme d'un chien aux yeux rouges. On l'a rencontré ainsi dans le bois de La Brosse, en Épiniac."
L’étude étymologique réalisée par Marc DECENEUX (Mythologie française, 2003, N° 211, pp. 3-8) met en évidence le "chien-lic" perceptible dans mir-lik-o vir… lequel apparaît alors comme une probable récupération d’un terme gaulois désignant une créature démoniaque : une sorte d’ "homme-loup-fou" (vir-lic-mir). Dans cette même étude Marc DECENEUX met en parallèle une autre figure effrayante, signalée au 11ème siècle dans la Vita III Tudualis.
François DUINE connaissait lui aussi cette donnée, comme le rappelle la fiche 331 de son manuscrit N° 456 conservé à la B.U. de Rennes, dans laquelle il fait mention d’"un esprit, sous forme de chienne noire, [qui] parcourait le pays de Léon et semait, de son seul regard, la peste mortelle".
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