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Un langage-chose : Freud, le rêve et le délire paranoïaque

Publié le 17 août 2009 par Deklo
Luis Buñuel - Un chien Andalou
Un langage-chose : Freud, le rêve et le délire paranoïaque

  Alors, il se trouve que, cette nuit, j’ai fait un rêve très… intéressant. Si c’était moi qui lisais cette phrase, ce mot-là « rêve », je crois que je serais affligé, il n’y a jamais que les magiciens pour parler des rêves et en dire des sottises telles qu’elles ennuient. C’est une tarte à la crème de la psychanalyse – je ne sais pas ce que c’est une tarte à la crème, je veux dire je ne sais pas ce que ça signifie, comment on s’en sert, j’imagine que c’est comme cliché, truc facile et usé, je ne sais pas trop… je ne sais pas non plus ce que c’est vraiment, de la pâte feuilletée avec de la crème, fraîche ? pâtissière ? chantilly ? rien d’autre ?, je ne crois pas que ce soit bon, mais l’expression est délicieuse, si ce n’est qu’elle n’est elle-même une tarte à la crème –, enfin bref ce truc de la psychanalyse avec le rêve, disons que c’est tarte, sans crème, juste tarte, un peu idiot donc. Précisément à cause du rapport de cause à effet très étrange dans lequel Freud articule désir et « symptômes » ou « signes » qui finit par le pousser dans le délire paranoïaque et qui le fait passer complètement à côté du rêve et des questions qu’ils soulèvent.

  Il y a quelque chose qui est plutôt assez amusant à regarder, c’est à quel point les savants face au rêve, ils sont, avec l’arrogance de leur logique rationnelle axiomatique, complètement démunis. C’est quand même très drôle. Il se trouve qu’on n’a pas à chercher très loin, puisque Freud dans sa Traumdeutung, se fait l’archéologue des recherches savantes quant au rêve. Il fait ça des fois, l’archéologue, il le fait aussi dans son Moïse, dans les premières parties, elles sont savoureuses d’ailleurs… après il retombe dans ses tics psychanalytiques, dans ses lubies et ses grilles de lecture, au point que, ce que je raconte souvent, qu’il faut effacer, que les mots, les utilisations des mots, les utilisations, meurent, ne trouve jamais autant de pertinence que là, dans ce Moïse, face à ce narcissisme et ces névroses une énième fois rabattus. C’est tout le charme de sa ténacité au demeurant. Peu importe. – Mesurez au passage le pas conceptuel que je franchis en m’autorisant de telles digressions, c’est artistique –. Bref, dans les premiers chapitres de son Interprétation des rêves, monument dans son travail, le voilà archéologue, recueillant les hypothèses et les désaccords des uns et des autres, la lecture en est exquise, je l’ai faite l’autre jour dans le train, je ne l’avais pas lu depuis l’âge de 12 ans et aussi surdoué que je fus enfant, le temps m’en avait fait oublier les détails et leur saveur, et alors, ne peut pas ne pas sauter aux yeux de qui tombe dans tout ça sans parti pris, comme ils disent, la folie aveugle de ces savants et de leur imprégnation demeurée, c’est le mot, de l’axiomatique rationaliste.

  C’est très drôle parce que, quand même, le rationalisme, il n’a aucun outil d’aucune sorte à proposer face au rêve. Je vais vous dire, même, que celui-ci le remet sacrément en cause. Si vous regardez la chose simplement, vous devez quand même bien vous dire, – c’est d’ailleurs ce qui troubla les surréalistes, qui pressentaient la liberté marginale, la marge de manœuvre que pouvaient offrir les inventions du sommeil, bien que leur utilisation fut pour le moins fantaisiste et que personne n’en fit rien, à part à les rabattre comme Hitchcock, mais c’est autre chose – bref vous vous dîtes forcément qu’une part non négligeable de votre activité échappe parfaitement aux règles rationnelles et ce constat ne peut pas ne pas vous amener à vous demander si ce rationalisme n’est pas tout simplement une fabrication qui ne correspond à rien, même pas donc aux mécanismes spontanés de l’esprit. Le rêve traîne donc avec lui son lot de questions qui mettent à mal la pertinence de la logique rationnelle et en dénonce la barbarie. Puisqu’on parle de ça, je n’avais pas prévu de passer par là, mais je me lance, je fais une analogie. Regardez la danse classique, la ligature du corps par l’esprit, la déformation impitoyable, la mise au pas. L’entreprise est fascinante. Là on est au cœur du pouvoir magique de contrôle absolu. C’est la négation du corps avec cette invention toute faite qu’est l’esprit. Et puis vous avez ce qui est appelé la danse contemporaine qui offre un rapport au corps qui n’a parfaitement rien à voir. Ce n’est pas binaire, ça se traverse. Mais dans cette activité de prise de conscience du corps par le mouvement dans la danse contemporaine, vous avez quelque chose de très amusant qui vous amène à aller contre les constructions sociales, par exemple d’un corps dont l’anus est en permanence contracté, contraction qui n’a aucune utilité, aucune fonction, qui n’est que culturelle, qui est Tabou, et que vous apprenez à détendre, à ramener à un seuil avant la culture. Ca n’a plus rien à voir avec la danse classique qui formate un corps, là simplement vous laisser les sensations circuler, vous faites avec la réalité, vous ne vous résignez pas pour autant, je le précise au cas où il y aurait un doute, mais vous n’êtes plus dans le contrôle et la dénégation. Eh bien, on peut dire, sans être complètement loufoque, que le rationalisme, y compris celui de Kant, de Husserl ou de Wittgenstein, qui circonscrivent et limitent les dégâts, mais qui se raccrochent aux branches et sauvent les meubles, on peut dire que le rationalisme ligature un corps alogique et épars – comprenez l’esprit parmi les muscles du corps – dont cette activité qu’est le rêve dénonce l’archaïsme.

  Alors Freud, après s’être fait archéologue dans son étude, il va commencer à glisser vers quelque chose comme un délire. Puisque lui non plus n’entend pas cette dénonciation du rêve, qu’il parle depuis le rationalisme, qu’il est en plein dedans, de ce rêve, il ne va rien pouvoir faire. A parler depuis le rationalisme, donc, pour Freud, il faut bien que le rêve s’inscrive dans une logique. Et là vous voyez se dessiner quelque chose qui est tout de même assez spécieux – je dois être assez inspiré, j’écris très vite, plus vite que l’agilité de mes doigts – c’est ce rapport de causalité étrange et suspicieux où le rêve témoigne d’un désir coupable qui ne se peut assouvir à l’état de veille – pour ces gens il y a un état de veille versus le sommeil, savourez la binarité de l’articulation –. Freud retombe sur ses pattes, le désir est honteux, forcément, se refoule dans la journée par l’action d’une conscience surmoïque fasciste et profite du relâchement de cette conscience pendant le sommeil pour se déclarer, comme on déclare la guerre, l’amour, etc… Inutile de préciser que la conscience est rationaliste. A ce moment de la lecture, la sensation est étrange, parce que vous voyez sous vos yeux prendre forme ce délire paranoïaque qui hante Freud et qui le fait rabattre toutes les questions que son propre mouvement, éblouissant, tellement intuitif, génère. Freud n’aura pas entendu que le rêve se fait le témoin d’un corps qui ne se laisse pas faire, décidément.

  Alors il se trouve que j’ai fait un rêve cette nuit. C’est assez étonnant, puisque la plupart de l’activité de mon sommeil dont je me souviens, ce sont des réflexions lâches, des idées qui errent au gré de mes connexions synaptiques et qui me font dire que les choses vont finalement assez simplement, avec une certaine lucidité si je peux dire, une fois qu’on n’a plus ni conscience rationnelle ni inconscient. Je vais devoir faire quelque chose d’étrange, je vais devoir raconter ma vie. Ca m’amène à me rendre compte que je ne la raconte jamais, que personne, hormis mon entourage très proche, ne peut dire ni où, ni comment, ni quoi, que c’en est même au-delà du mystère, c’est évidemment curieux. Mais bon, il m’est arrivé de me trouver chez des gens avec lesquels je ne suis pas très à l’aise, précisément parce que j’étais chez eux, que, au fait, je leur aurais sans doute dit merde à ces gens si je les avais croisés dans la rue, mais que là, je suis quand même un peu poli, étant chez eux, je gardais ma langue dans ma poche, je ne sais pas si cette expression se dit. D’ailleurs, ce n’est pas dit que je leur aurais dit merde à ces gens, je ne suis pas querelleur, j’aurais sans doute passé mon chemin, le problème c’était surtout que je ne puisse pas leur dire ce qui pourrait venir me passer par la tête, d’être face à une impossibilité… ce n’est pas concevable dans ma vie, une impossibilité. Et alors j’ai rêvé que j’étais chez eux, qu’ils étaient tous là et que leur canapé, sur lequel il me semble qu’ils étaient assis, ce serait drôle, que leur canapé avait deux bras faits d’une plante carnivore qui me… disons pinçait, elle n’était pas assez forte pour me faire mal, les jambes et m’empêchait de me mouvoir. Il me semble que je poussais le vice jusqu’à regarder ces gens en souriant poliment tout en me demandant à quel moment j’allais écrabouiller leur jolie canapé-plante. C’est à ce moment-là que je me suis réveillé.

  Cette histoire m’amène à faire un détour. Je vois bien que ce rêve parle d’un désir, ou plutôt d’une impossibilité, dire merde, contredit par la bienséance du Surmoi et qu’il reconstitue avec sa fantaisie cette « castration ». Je vois bien que Freud, avec ses manies interprétatives, aurait jubilé. Alors d’abord, il peut ne pas être inutile de préciser que je n’ai jamais pris Freud pour un imbécile et je ne considère pas que ce soit faire œuvre utile que de balayer entièrement sa praxis. Je ne parle pas des gens que je ne prends pas au sérieux, comme les psychologues par exemple et je parle de Freud, donc. Mais ce rêve me permet de vous dire que ces histoires ne sont pas mon problème et ne se posent pas pour moi. Rêve, désir, castration… Je sais qu’on peut dire ça, on peut décrire l’organisation sociale avec ces outils sans être entièrement farfelu, je vois autour de moi, comment c’est organisé, mais ça n’a, alors, aucun intérêt à mes yeux puisque ça ne dégage aucune marge. La psychanalyse entérine et cautionne quelque chose qu’elle dénonce par ailleurs, sans offrir d’outil pour articuler, concevoir, agir autrement. Que je sois enclin à réfléchir pendant mon sommeil, lors même que j’ai dépassé les impossibilités dans ma vie, que d’une rare impossibilité que je rencontre se forme précisément un rêve, qu’on en déduise que le rêve est propice à la compensation – en passant je distingue désir et possibilité –, certes, pourquoi pas, peu importe. On n’en serait pas plus avancé. Je trouve parfaitement réjouissant que d’un tel matériau, on puisse dérouler autant de fils, le prendre par tellement de bouts. Le tout étant de ne pas lui faire dire ce qu’il ne dit pas. Que les intuitions freudiennes soient puissantes, c’est presque un fait, ça n’implique pas pour autant que tout tient. Les déductions rationalistes de Freud ont le défaut d’être hâtives et forcées. Car enfin, notez bien que dans mon rêve je n’assouvis pas un désir interdit à l’état de veille, je revis une impossibilité, je ne lui offre pas une conclusion qu’elle n’a pas trouvée dans la réalité. On est dans la nuance subtile, et pourtant ça change tout. Déduire du matériau de mon rêve une articulation qui oppose un désir censuré aux impératifs sociaux serait faire un pas hardi, je le laisse faire à d’autres, grand bien leur fasse, je ne le ferai pas. Ca nous emmènerait dans des questions sans fin. Il y a quelque chose qui m’intéresse bien plus…

  Il peut être venu jusqu’à vos oreilles que je dénonce l’incapacité du mot à contenir ce qu’il désigne, sa vocation affolée à courir après quelque chose qui lui échappe. Le rationalisme ignore et nie cette incapacité et ligature la réalité pour la faire tenir dans ses mots. Là commence le fascisme et la paranoïa puisque l’économie repose sur une croyance superstitieuse, celle qui veut que les choses s’organisent comme s’organisent les mots, lors même que ni les mots ni les choses ne s’organisent jamais comme on veut. Et alors, avec mon rêve, j’ai été amené à faire une drôle d’expérience, n’est-ce pas, puisque j’ai vécu une sorte de reconstitution, une fantaisie onirique qui parvenait à saisir quelque chose que le mot n’aurait pas su désigner. Vous devez pressentir pourquoi ça m’intéresse tant. Pour le positionnement que ce rêve, comme tout langage, esquisse, oui, certes, mais c’est encore autre chose que je voudrais pointer ici. Vous avez des outils précieux chez Freud, vous voyez que je ne lui donne pas tout à fait tort, que sont ce qu’il appelle le déplacement et la condensation pour décrire la syntaxe du langage du rêve. Il se trouve qu’il n’en fait pas grand-chose, trop occupé qu’il est à sauver le rationalisme et à inscrire la libido comme cause dans son système paranoïaque. Le déplacement et la condensation constituent pourtant des outils précieux qui organisent à merveille le langage de l’art depuis la nuit des temps comme on dit et qui offrent une utilisation du mot parfaitement fructueuse. Alors, les surréalistes, que le rêve à tant inspirer, ont eu l’air d’en concevoir la syntaxe par opposition binaire à un rationalisme asséché. Cette croyance à conférer au rêve un pouvoir et des défauts qu’il n’avait pas, puisque, n’est-ce pas, le corrélat binaire récupère toujours tout ce qui déborde de ce à quoi il s’oppose, même s’il n’en peut mais, le reste étant l’affaire du tiers exclu, la binarité est à vrai dire toujours tierce. Mais enfin il y a intuition, maladroite, emballée, hystérique, mais quand même. La syntaxe onirique n’est pas une panacée, loin s’en faut, elle ne peut fonctionner comme une croyance, quelque chose qui résoudrait tout, ni se pratiquer telle quelle, ça n’aurait que peu d’intérêt. N’allons pas au-delà de ce qu’elle offre, et son offre est toute simple, toute bête : une grande partie de l’activité cérébrale, tout un langage se refuse à répondre à la rigidité macabre du rationalisme et s’organise dans un mouvement foisonnant et précieux qui ne peut pas ne pas être du plus haut intérêt pour qui se préoccupe, depuis l’intuition de Bergson, du mouvement de la pensée. Au fait vous avez ici un rationalisme qui fixe des mots et met au point leur utilisation dans un système et là une syntaxe incohérente et sauvage faite de jaillissements qui ne se pose pas la question de savoir si les choses lui échappent et affirme sa production comme un jaillissement même. Regardez donc : un jaillissement de choses et un jaillissement de langage, choses, langage, langage-chose : des choses vouées à jaillir et à mourir.


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