Extraits de roman, IV : Nizan

Publié le 19 août 2009 par Alainlecomte

Mon quizz n’a pas eu beaucoup de succès… hum. Voici la réponse (tout le monde avait trouvé, bien sûr !), il s’agissait de Paul Nizan, dont l’existence est d’ailleurs rappelée dans mon billet ci-dessous,à propos de son pamphlet contre les « chiens de garde », qui reste ô combien d’actualité.De petites phrases en petites phrases… La sienne, tellement connue :

J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie.

Je devais en avoir dix-sept la première fois que je l’ai lue, en tête de son récit, « Aden-Arabie ». Trois ans encore à tirer et j’étais déjà persuadé qu’en effet, vingt ans n’était pas, ne serait pas le plus bel âge de la vie. Ce dont je suis encore convaincu… je suis plus heureux à soixante qu’à vingt ans.

Mais connaît-on la suite ?

Tout menace de ruine un jeune homme : l’amour, les idées, la perte de sa famille, l’entrée parmi les grandes personnes. Il est dur à apprendre sa partie dans le monde.

Rappelons où et quand cela se situe : Nizan était né en 1905. Il mourut en 1940, pendant l’offensive allemande contre Dunkerque. Philosophe, s’étant lié d’amitié avec Sartre, il était entré au Parti Communiste en 1927, parti qu’il quitta en 1939, en réaction à la signature du pacte germano-soviétique. Sartre écrit dans sa préface : « C’était la faute inexpiable, ce péché de désespérance que le Dieu des chrétiens punit par la damnation. Les communistes ne croient pas à l’Enfer : ils croient au néant. L’anéantissement du camarade Nizan fut décidé ».

En 1931, fuyant une société bourgeoise oppressante, il partit pour le plus loin qu’il pût imaginer : ce fut Aden, afin d’y vivre comme précepteur. Mais partout où l’on aille à cet âge, l’angoisse de l’avenir et le poids de la société vous talonnent.

Que contenait encore le nom du voyage ? Qu’y avait-il dans cette boîte de Pandore ?
La liberté, le désintéressement, l’aventure, la plénitude, tout ce qui faisait défaut à tant de malheureux et n’était possédé qu’en rêve, comme les femmes par les adolescents catholiques.

Après la scène d’adieux (« La porte s’ouvre. On parle autour de moi du départ, on me fait des recommandations, je respire dans un vertige que je devrais trouver agréable. On me dit adieu, je file comme un mort. »), après la traversée (« les poissons volants filent sous l’étrave comme des grenouilles. A l’approche de certaines côtes volent dans la mâture des oiseaux singuliers »), le jeune Paul arrive à bon port :

Je suis arrivé. Il n’y a pas de quoi être fier.

(comme si l’on pouvait être fier d’être « arrivé » où que ce soit, d’ailleurs…)

Mais fuyez, fuyez, et tout est pareil :

A Aden il y a des clubs fermés, on ne peut jamais voir par les fenêtres ce qui s’y passe. A Djibouti, il y a des cafés, la belote détrône le bridge, les hommes parlent des femmes. Quelle surprise pour un Français d’y retrouver les détails qui font que la France est la France et porte sur le même corps d’autres vêtements que l’Angleterre. Je suis chez moi place Ménélik assis à une terrasse de café dans le style de Montélimar, d’Avignon, devant une station de fiacres avec des tentes à franges comme à Périgueux.

Aden-Arabie fut un livre-culte pour la jeunesse des années soixante en grande partie à cause de la préface que lui avait consacrée Jean-Paul Sartre, où l’on peut (encore) lire ceci en parlant de la génération de la juste après guerre (ceux qui ne songèrent pas, à l’époque, à réhabiliter Nizan) :

Enfin Marshall vint : cette génération de danseurs et de féaux reçut la guerre froide en plein cœur. […] Les rats de la cave devinrent de vieux jeunes gens stupéfaits. Les uns grisonnent, d’autres ont un genou, d’autres la brioche. Figée, leur décompression n’est plus qu’une inerte cavité. Ils font ce qu’il faut, modestement, gagnent leur pain, possèdent une 403, une maison de campagne, une femme, des enfants. Mais d’un même coup d’aile, espoir et désespoir les ont quittés. Ces garçons s’apprêtaient à vivre, ils « partaient » : leur train s’est arrêté en pleins champs. Ils n’iront nulle part et ne feront rien. Quelquefois, un souvenir brouillé leur revient de leur superbe turbulence ; alors ils se demandent : « mais qu’est-ce que nous voulions ? » et ils ne se rappellent pas.

[…]

Mais ils ont des fils de vingt ans, nos petits-fils, qui font le constat de leurs défaites et des nôtres. Jusqu’à ces derniers temps, les enfants prodigues disaient merde à leurs pères et passaient à la gauche, avec armes et bagages ; le révolté, c’était classique, se changeait en militant. Mais si les pères sont à gauche ? Que faire ? Un jeune homme est venu me voir : il aimait ses parents mais, dit-il avec sévérité : « ce sont des réactionnaires ! ». J’ai vieilli et les mots avec moi : dans ma tête ils ont mon âge : je m’égarai, je crus avoir affaire au rejeton d’une famille aisée, un peu bigote, libérale peut-être et votant pour Pinay. Il me détrompa : « mon père est communiste depuis le Congrès de Tours. » Un autre, fils de socialiste, condamnait à la fois la S.F.I.O. et le P.C. : « les uns trahissent, les autres s’encroûtent ». Et quand les pères seraient conservateurs, quand ils soutiendraient Bidault ? Croit-on qu’elle puisse attirer les fils, la Gauche, ce grand cadavre à la renverse, où les vers se sont mis ? Elle pue, cette charogne ; les pouvoirs des militaires, la dictature et le fascisme naissent ou naîtront de sa décomposition ; pour ne pas se détourner d’elle, il faut avoir le cœur bien accroché. Nous les grands-pères, elle nous a faits : nous avons vécu par elle ; c’est en elle et par elle que nous allons décéder. Mais nous n’avons plus rien à dire aux jeunes gens : cinquante ans de vie en cette province attardée qu’est devenue la France, c’est dégradant. Nous avons crié, protesté, signé, contresigné : nous avons, selon nos habitudes de pensée, déclaré : « Il n’est pas admissible… » ou « le prolétariat n’admettra pas… ». Et puis finalement nous sommes là : donc nous avons tout accepté.

Et ce fut écrit en mars 1960.

C’est beau ? ben oui : c’est du Sartre…. C’est pas du BHL !!!

Cela s’applique à la situation d’aujourd’hui ? J’ose répondre : pour la plus grande partie, oui. Pas tout peut-être, une certaine notion de fascisme et de pouvoir des militaires semble un peu datée (nous étions sous de Gaulle). Une autre sorte de fascisme donc est apparue, (de pétainisme dirions-nous, imitant en cela Badiou ?), le fascisme de l’argent, des médias contrôlés par l’argent, de l’idéologie guidée par l’argent, à laquelle la Gauche paraît aussi incapable de s’opposer que ne l’était celle de 60 au pouvoir du « bon père de Gaulle ».

[Toujours se souvenir à propos de de Gaulle que ce « grand homme » n’a pu revenir au pouvoir en 58 que par le chantage au coup d’état militaire, qu’il a pratiqué sciemment, jusqu’au 30 mai 1958].