On m'avait prévenu que mon hôte était un peu bourru. Léo passait l'essentiel de son temps de retraité seul sur son voilier et la mer avait cette propension à rendre misanthrope. Je me préparais au pire et, à l'ombre de mon sapin tropical, je me suis demandé pourquoi j'avais accepté de faire ce voyage pour passer quelques jours sur un voilier. Après tout, je ne connaissais l'homme que par amis interposés et je n'avais jamais hissé de voile de ma vie.
Je l'ai reconnu de loin. Grande taille, barbe blanche, son allure tranchait sur celle des gens du coin. Il m'a serré la main, m'a souhaité la bienvenue dans les Caraïbes, je lui ai tendu une bière.
Pour être franc, je ne sais trop ce que nous nous sommes dit ce jour-là, mais l'ours mal léché que j'attendais s'est révélé un ami. Cette fois-là, je n'ai vogué qu'une semaine en sa compagnie, longeant la barrière de corail jusqu'aux Sapodillas, plongeant ici et là pour voir les raies et pour remonter des conques. Le dernier soir, on a mangé sur le pont avec pour incroyable horizon les montagnes du Belize, du Guatemala et du Honduras. On s'était mal ancrés et la tempête de la nuit avait failli nous faire échouer. On était parti au large en panique dans une noirceur dense entrecoupé d'éclairs, car quand la mer est grosse, c'est de la terre qu'il faut se méfier. Ce soir-là, j'ai connu la peur et les vagues grosses comme des maisons. J'ai aussi eu un mal de mer comme je n'ai jamais connu par la suite. On est revenus au port le lendemain matin, trempés, épuisés, escortés par deux dauphins. Même nos lits baignaient dans l'eau de mer.
À mon départ, Léo m'a parlé d'une traversée de l'Atlantique. Il en rêvait depuis longtemps et comptait bien se rendre au Portugal avec son fils l'été suivant, avant d'être trop vieux qu'il disait. Comme le Corbin pouvait accomoder un troisième matelot et qu'un peu d'aide serait la bienvenue, il m'a proposé de les accompagner. J'ai dit oui, tout heureux de la chance offerte. Sur le tarmac, il m'a promis de m'appeler au printemps. Malgré ma joie, je savais qu'il ne me rappellerait pas.
J'avais tout faux. Léo m'a rappelé six mois plus tard, en avril 2003. J'ai traversé l'océan sur son bateau. Un jour, je raconterai ce voyage, de loin le plus beau de ma vie.
Toujours est-il que cet été, j'ai appris qu'après des années sur la mer des Caraïbes, Léo était rentré au pays et n'avait plus l'intention d'affronter les vagues. La Doudou en moin est à vendre. Sans trop que je sache pourquoi, la nouvelle de la vente de ce bateau me chagrine, un peu comme si on m'avait annoncé l'agonie d'un ami.
Il y aura d'autres bateaux, des différents, mais quand même. Cependant, il n'y a qu'un seul Léo et il faudrait bien que je l'appelle, pour le revoir, pour échanger, pour un peu boire en silence, comme on le faisait des heures durant en regardant les couchers de soleil, en écoutant le souffle des baleines la nuit, sans savoir où elles flottaient.
Je m'ennuie sincèrement de ce vieil ours adorable.