Ce texte est tiré du 17ème concours international de plaidoiries pour la défense des droits de l'homme et a été présenté par l'avocat Maitre Eric Vévé, caen, France.
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« Enfants des noirs, proscrits du monde,
« Pauvre chair changée en troupeau,
« Qui de vous-mêmes, race immonde,
« Portez le deuil sur votre peau !
« Relevez du sol votre tête,
« Osez retrouver en tout lieu,
« Des femmes, des enfants, un Dieu :
« Le nom d’homme est votre conquête […] »
Ce premier couplet de la Marseillaise noire a été écrit par Lamartine en hommage aux soldats de Toussaint Louverture : ces soldats qui ont arraché aux planteurs et à la France l’abolition de l’esclavage à Saint-Domingue et dans les colonies, et qui souhaitaient ardemment le rétablissement de leur île.
Les soldats de Toussaint ne pouvaient imaginer l’état de misère qui frapperait encore leur peuple plus de deux cents ans après. Haïti, cet Etat qui comprend huit millions d’habitants, situé à une heure d’avion de la Floride, est actuellement l’un des pays les plus pauvres de la planète : trois habitants sur quatre vivent en dessous du seuil de pauvreté avec moins d’un euro par jour. Le taux de chômage y est de soixante-dix pour cent. Le taux de malnutrition touche cinquante six pour cent de la population. Près de quatre vingt pour cent des haïtiens sont analphabètes.
Ces soldats ne se doutaient pas que leur « conquête » serait aussi vaine, « le nom d’homme » continuant d’être refusé à des enfants haïtiens, plus de deux siècles après. En effet, dans ce territoire que l’on appelait jadis la « perle des Antilles » et qui n’est plus qu’un morceau d’Afrique perdu en Amérique, de très nombreux enfants sont réduits à un état de domesticité qui confine à l’esclavage.
Fabiola a tout juste quatorze ans, et elle est une de ces enfants.
Née de père inconnu et orpheline à l’âge de quatre ans, Fabiola a été confiée à sa grand-mère, Madame Facile.
Diminuée par son âge très avancé, Madame Facile a décidé de la placer dans une famille d’accueil. Fabiola avait alors sept ans. La maîtresse de maison, Madame Ginette, s’est d’abord présentée à Fabiola comme étant un membre de sa famille. Puis, elle s’est engagée oralement auprès de la grand-mère de Fabiola à la nourrir et à l’envoyer à l’école en échange de quelques services ménagers.
Il s’agissait en fait d’un marché de dupes. A sept ans, l’enfance de Fabiola s’est arrêtée d’un coup. A sept ans, à l’âge où les enfants doivent pouvoir aller à l’école, doivent pouvoir encore jouer, Fabiola est devenue une domestique à temps plein, la « bonne à tout faire » de ses maîtres.
Depuis sept ans maintenant, les jours se suivent et se ressemblent pour Fabiola. Chaque matin, elle se lève à six heures. Elle balaie tout d’abord la cour. Ensuite, elle fait le lit de ses trois maîtres, elle prépare le déjeuner et va au marché. Elle en revient vers onze heures et prépare alors le dîner. L’après-midi, elle lave des vêtements. Ses maîtres reviennent vers dix-sept heures. Elle attend qu’ils aient terminé de dîner pour desservir la table ; elle fait la vaisselle et repasse des vêtements. Ce n’est que vers vingt-deux heures qu’elle peut aller se coucher dans un petit espace aménagé du dépôt qui lui a été réservé.
La discipline est toujours très sévère : ses maîtres utilisent des câbles électriques pour la battre, le plus souvent sans raison. Fabiola ne se plaint pas pour autant : elle reçoit de sa famille d’accueil quelques vêtements, remplacés quand ils sont en lambeaux, et des chaussures ; elle mange aussi à sa faim.
En fait, le plus dur à supporter, c’est l’état d’isolement, de grande solitude, dans lequel ses maîtres la maintiennent : elle ne peut manger à la même table que les autres. Il lui est interdit d’avoir des amis, de sortir ou encore de jouer. Madame Ginette l’empêche de recevoir des visites de sa grand-mère, de peur que celle-ci découvre la situation de sa petite-fille. Tout au plus accorde-t-on à Fabiola la possibilité de se rendre quelques dimanches après-midi à l’église protestante, elle qui préférerait aller prier à l’église catholique.
Jusqu’à récemment, Fabiola ne pouvait aller à l’école, ce qui la rendait profondément triste. Car elle sait que l’éducation est la seule issue pour sortir de l’impasse dans laquelle elle se trouve.
Mais au début du mois d’août 2005, la belle-sœur de Madame Ginette a emmené Fabiola au Foyer Maurice Sixto, en estimant qu’elle avait le droit d’aller à l’école comme tout enfant. Ce foyer, qui est animé par un prêtre haïtien, le Père Miguel Jean-Baptiste, apporte un soutien extraordinaire, sur les plans éducatif, psychologique et affectif à plus de trois cents enfants en domesticité.
Depuis cinq mois, Fabiola peut suivre des cours en début d’après-midi. Elle peut côtoyer d’autres enfants quelques heures par jour. Certes, elle doit se lever plus tôt, à quatre heures trente du matin pour concilier sa vie de domestique et de toute jeune élève. Mais elle est heureuse à présent.
*Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, Fabiola est ce que l’on appelle une « restavek », terme péjoratif utilisé en langue créole pour désigner ces petits domestiques qui doivent rester à portée de voix de leurs maîtres.
Des enfants comme elle, il en existe 250 000 à 300 000 en Haïti, selon les estimations de l’UNICEF. 250 000 à 300 000, soit 30% de la population infantile en Haïti. Dix pour cents sont âgés de sept à dix ans. Soixante pour cent sont des filles.Comme le mentionne Evelyne Trouillot dans son ouvrage « Restituer l’enfance » (éditions HSI), l’enfant est perçu en Haïti comme un être inférieur, et donc comme un être sans droit. C’est ce qui explique que les enfants n’ont pas le droit à la parole lorsque leurs parents décident de les placer dans des familles d’accueil.
Les raisons pour lesquelles les familles biologiques placent leurs enfants, sont multiples. Tout d’abord, ces familles, qui résident le plus souvent en milieu rural, sont très pauvres et le nombre d’enfants, en moyenne de cinq à sept par ménage, y représente une charge financière très lourde. Ensuite, les parents sont convaincus que le placement de leur enfant en domesticité peut être une chance pour lui, un moyen de socialisation urbaine, une étape vers une promotion sociale. En effet, la famille d’accueil promet oralement de bien traiter l’enfant et de l’envoyer à l’école. On sait ce qu’il advient le plus souvent de ces promesses : Fabiola, pour ne citer qu’elle, a attendu six longues années avant de pouvoir aller à l’école à l’âge de treize ans grâce à la belle-sœur de sa tutrice…
Quant aux familles d’accueil, de faibles conditions, résidant en ville, il serait tentant de croire qu’elles perpétuent les pratiques de la période de l’esclavage. Comme si la dialectique du maître et de l’esclave avait traversé les générations et habitait encore l’inconscient collectif des haïtiens. L’explication la plus réaliste, c’est que les enfants « restavek » permettent à des familles pauvres qui n’ont pas les moyens d’employer un serviteur rémunéré, de faire face à l’ensemble des tâches ménagères de leur foyer. Ainsi, la pauvreté des villes exploite la misère des campagnes…
*Quelles que soient les raisons couramment avancées pour comprendre les fondements de la domesticité des enfants en Haïti, rien ne saurait cependant justifier une telle pratique, aussi massive et contraire aux droits de l’enfant.
Si la vie de Fabiola est malheureusement semblable à celle de personnages de Perrault ou de Hugo, dépeints en des temps d’une Humanité que l’on croyait révolus, force est de constater que les conditions d’existence des autres enfants domestiques sont souvent plus déplorables.
Comme Fabiola, les 250 000 à 300 000 enfants « restavek » accomplissent toutes les tâches domestiques de la maison sans être rémunérés. Comme elle, les 250 000 à 300 000 « restavek » travaillent de quinze à dix-huit heures par jour, sont les premiers à se lever et les derniers à se coucher. Mais contrairement à Fabiola, beaucoup d’enfants domestiques sont sous-alimentés : ils doivent se contenter de manger les restes des assiettes de leurs maîtres. Contrairement à elle, la plupart des enfants ne reçoivent aucune instruction parce qu’ils ne peuvent aller à l’école.
Malheureusement, l’avenir de ces enfants est souvent écrit à l’avance. Les petites filles restent généralement chez leurs maîtres, en espérant ne pas être violées par le père de famille et ses garçons. Si elles le sont, et si elles tombent enceintes, elles sont immédiatement renvoyées. Quant aux jeunes garçons, ils fuient très souvent leur famille d’accueil à l’adolescence, pour intégrer des gangs.
Rares, très rares sont les enfants qui s’en sortent bien. C’est le cas de Jean-Robert Cadet, ancien « restavek », qui est devenu professeur de français avant de se consacrer à la lutte contre l’esclavage des enfants. Dans son livre, « Restavek, enfant esclave en Haïti » (éditions du Seuil), il décrit les terribles séquelles de son enfance sans enfance : toutes les nuits, son sommeil encore troublé, sa respiration oppressée, ses cris étouffés, ses bras qui tremblent et ses jambes qui se débattent, encore plusieurs décennies après.
Il faut dire que le traumatisme psychologique de tous ces enfants est immense.
Et pour cause : si nous avions dû passer du statut d’enfant à celui de domestique, découvrir que ceux qui nous accueillent et qui se présentent au départ comme des parents, ne sont en fait que des Thénardiers, nos séquelles seraient grandes comme celles des anciens « restavek ». Si, lorsque nous étions enfants, nos origines et notre culture avaient été systématiquement dévalorisées, si on nous avait imposer de changer de prénom, de religion et de langue, si nous avions été contraints d’exécuter des travaux au-dessus de nos forces tout en subissant des sévices corporels, nous en porterions encore les stigmates, comme les anciens « restavek ».
*L’Etat haïtien n’ignore rien des conditions d’existence et de travail des enfants « restavek ».
Le Code du travail haïtien comporte bien quelques dispositions à propos de ceux qui sont désignés pudiquement comme des « enfants en service ».
C’est ainsi que l’article 345 dispose que leurs maîtres doivent leur « fournir un logement décent, des vêtements convenables, une nourriture saine et convenable ». L’article 346 prévoit qu’ils ne peuvent pas « être astreints à des travaux ménagers susceptibles de nuire de quelque manière que ce soit à leur santé, à leur comportement normal et de préjudicier à leur assiduité à l’école ». Et selon l’article 349, ils ne doivent pas être l’objet « de tortures morales ou de châtiments corporels ».
Cependant, les dispositions du Code du travail haïtien ne sont protectrices des enfants qu’en apparence. Et pour cause, elles comportent de graves ambiguïtés et imprécisions.
Prenons trois exemples.
L’article 341 comporte deux alinéas. Le premier interdit formellement le travail des enfants de moins de douze ans. Mais le second alinéa ajoute aussitôt que ces enfants ne devront pas être employés à des travaux au dessus de leur force… On pourrait conclure à une simple erreur sémantique. Mais quand on sait qu’un grand nombre de mineurs de moins de douze ans travaillent, on se dit que le glissement de plume n’est pas anodin.
Autre exemple : le contenu de l’expression « travaux domestiques » n’est jamais défini : les pouvoirs publics laissent donc l’ampleur et la nature des travaux à effectuer à la discrétion de la famille dans laquelle l’enfant est placé.
Dernier exemple : autant le Code du travail s’applique aux « enfants en service » placés dans une famille étrangère, autant il ne concerne pas les cas d’enfants placés dans des familles élargies. Fabiola, pour en revenir à elle, ne peut donc pas invoquer le Code du travail puisque sa tutrice se dit être un membre de sa famille éloignée.
*La République d’Haïti a beau avoir signé, ratifié et promulgué la Convention internationale des droits de l’enfant, elle n’en méconnaît pas moins les droits les plus élémentaires de l’enfant qui y sont stipulés.
L’article 32 alinéa 1er stipule : « Les parties reconnaissent le droit de l’enfant d’être protégé contre l’exploitation économique et de n’être astreint à aucun travail comportant des risques ou susceptibles de compromettre son éducation ou de nuire à sa santé ou à son développement physique, mental, spirituel, moral ou social ».
Qui peut croire un seul instant que l’Etat haïtien respecte cette clause en laissant travailler des enfants aussi jeunes, aussi longtemps, sans être correctement nourris, éduqués et soignés ? En fait, les conditions de travail de ces enfants s’assimilent à l’une des « pires formes de travail » au sens de la convention 182 de l’Organisation internationale du travail, voire à une forme d’esclavage, si l’on se réfère à un rapport de la Commission des droits de l’Homme des Nations Unies, rendu le 23 mai 2000 au sujet d’Haïti. Il est vrai que ces enfants ne sont pour leurs maîtres que des choses, dont ils peuvent tant et plus user et abuser…
Autre violation de la Convention des droits de l’enfant : l’article 28 stipule que « les Etats parties reconnaissent le droit de l’enfant à l’éducation […]. Ils rendent l’enseignement primaire obligatoire et gratuit pour tous. […] Ils prennent des mesures pour encourager la régularité de la fréquentation scolaire et la réduction des taux d’abandon scolaire».
En pratique, l’éducation nationale haïtienne est dans un état de délabrement tel qu’il y a très peu d’écoles publiques. Près de quatre vingt dix pour cent des écoles sont privées et donc payantes. C’est ce qui explique qu’un grand nombre de familles biologiques confient leurs enfants à des familles d’accueil, dans l’espoir qu’ils pourront ainsi être scolarisés. Mais comment peuvent-ils l’être puisqu’aux yeux de leur nouvelle famille, ils ne sont que des domestiques, des individus sans avenir ? S’ils sont envoyés à l’école, comment peuvent-ils être assidus et concentrés en travaillant quinze à dix-huit heures par jour, et en se levant aussi tôt, comme Fabiola ?
*Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, Haïti est aujourd’hui un pays plus ravagé, exsangue et oublié que jamais. Haïti n’intéresse plus la communauté internationale. Peut être en raison de cette impression de gâchis qu’inspirent les volumes d’énergie, de temps et d’argent qui y ont été consacrés par le passé. Haïti fait figure de « tonneau des Danaïdes »…
Mais à ne considérer Haïti que comme un cimetière de projets de coopération, sans tombes, ni stèles, ce sont les enfants haïtiens en général, et les « restavek » en particulier, que l’on risque d’enterrer. Et l’avenir d’Haïti par la même occasion…
Plongée dans un chaos politique, notamment depuis le départ du Président Aristide, un gouvernement provisoire a été mis en place en vue d’organiser des élections présidentielles et législatives. Le premier tour du scrutin présidentiel a eu lieu le 8 janvier 2006. Le second tour se déroulera le 15 février 2006.
C’est pour la Communauté internationale une occasion inespérée de défendre la cause des enfants « restavek » et d’adresser deux messages simples mais forts au nouveau chef d’Etat : premièrement, les enfants haïtiens doivent être protégés, non seulement parce qu’ils sont des êtres en développement, particulièrement vulnérables, mais aussi parce qu’ils sont des individus, et qu’ils jouissent, à ce titre, d’un statut égal à celui de leurs maîtres. Deuxièmement, le statut des enfants domestiques doit être complètement revisité car l’avenir de l’Etat haïtien dépend de la manière dont il traite ses enfants.
La désignation d’un nouveau Président Haïtien, c’est pour nous une occasion inespérée de dire que l’éradication progressive de la domesticité des enfants est possible pour peu que l’Etat haïtien, aidé par la Communauté internationale, adopte plusieurs mesures intermédiaires : recensement des « restavek », mise en place d’un cadre contraignant et effectif de protection des « restavek » à travers un Code de l’enfant et un Code de la Famille, lancement d’une campagne nationale d’information sur les droits des « restavek », soutien apporté à l’enseignement donné aux enfants en domesticité en le rendant obligatoire et gratuit.
*Fabiola a quatorze ans. Son rêve le plus cher est de devenir pédiatre pour s’occuper des enfants et pour pouvoir prendre sa grand-mère à sa charge.
En ne suivant que deux à trois heures de cours par jour, il sera difficile pour Fabiola de réaliser son rêve…
La difficulté, pour elle, sera d’autant plus grande que si le temps de l’enfance des « restavek » est particulièrement court, celui qu’il leur reste à vivre, une fois qu’ils ont quitté la famille d’accueil, l’est également : l’espérance de vie des femmes est de cinquante et un ans en Haïti ; elle est de quarante sept ans pour les hommes.
C’est la raison pour laquelle il y a urgence à agir, urgence à pousser le futur gouvernement à faire sienne la devise du Foyer Maurice Sixto, le foyer qui accueille Fabiola et des centaines d’autres enfants « restavek » : « Tout timoun se timoun », formule créole que l’on peut traduire par : « Tous les enfants ont les mêmes droits ».