Il fut un temps, au tout début de l’histoire, où elle s’appelait Josette. Elle était née dans un village oublié de Normandie, du côté de Pont-Audemer. Une enfance qui aurait pu être sans histoire, bercée par le rythme de la ferme. Puis il y avait eu la guerre, l’occupation, plutôt, qui faisait peur, qui donnait faim. L’atmosphère était tendue, le soir. Josette détestait les bruits de la nuit, qu’elle ne s’expliquait pas. Puis il y avait eu le déchainement de feu, le bruit terrifiant des avions, des bombes, des armes dans la cour de la ferme. Puis plus rien. Les souvenirs de Josette n’allaient pas plus loin que quelques émotions, le vacarme et le silence. La joie après la peur, mais elle n’avait pas très bien compris ce qui s’était passé. Elle était si petite. Ensuite, il y avait eu l’école, loin de la maison. Il fallait marcher, c’était dur. Elle préférait rester à la ferme et aider. Ca lui aurait bien convenu et à ses parents aussi. Elle avait grandi comme ça, sans y penser. Un jour, elle était devenue jeune fille. Alors, il y avait eu Claude, le Claude qu’elle avait toujours connu, celui qui avait des gros bras et qui chantait à tue-tête en rangeant les ballots de foin dans la grange. Elle n’avait pas très bien compris ce qu’il lui voulait, pourquoi il soufflait si fort, ce qu’il lui disait dans le creux de l’oreille et qui lui arrachait des frissons. Alors elle s’est retrouvée enceinte. Scandale. La honte. Elle ne comprenait pas trop pourquoi ses parents étaient si en colère. Son oreille résonnait toujours de la gifle magistrale que son père lui avait balancée en apprenant la nouvelle. Réparer ? Mais réparer quoi ? « Ma fille, on va t’faire passer ça, pis après faudra qu’t’ailles à la ville pour travailler, ton père veut plus t’garder ici. Y dit qu’tu s’ras mieux en ville, qu’tu rapporteras plus d’argent et moins de soucis », lui avait annoncé sa mère. Josette avait dû serrer très fort les dents pour ne pas crier, mais « c’était passé ». Elle avait saigné, puis tout s’était arrangé et elle était partie pour Pont Audemer.
Elle n’était pas restée très longtemps à Pont Audemer. Juste le temps de se déniaiser un peu. Elle n’y connaissait personne et avait déniché un travail de troisième main chez un marchand de fromage en faisant du porte à porte pour proposer ses services. Justement, il y avait une fille enceinte qu’on avait renvoyée dans sa famille et il fallait la remplacer. Josette avait eu vite fait de rencontrer Jeff, dont elle ne savait pas trop s’il était vraiment adjudant et aussi américain qu’il le prétendait. Elle l’avait suivi à Paris.
Il fut un temps, au second chapitre de l’histoire, où elle s’appelait Floriane. Elle vivait grand train à Paris, où son protecteur l’avait installée dans un petit appartement très cosy. Elle allait au restaurant, au cinéma et rêvait de faire carrière sur les planches. Elle avait suivi quelques cours d’art dramatique et cachetonnait dans l’espoir, toujours reporté, de décrocher enfin un grand rôle. Floriane prenait ses désirs pour des réalités et rejouait Macbeth version domestique. Si bien qu’un jour, le généreux protecteur en eut par-dessus la tête de son rôle de cocu magnifique. Sans problème, elle avait trouvé un autre mécène. La jeunesse et la beauté accomplissaient leur œuvre de séduction. Autre appartement cosy, autre quartier, même histoire.
La vie avait coulé, filé comme le temps, comme la jeunesse, comme la beauté. Au troisième chapitre, elle s’appelait Maria Palatino. Un nom italien pour une la patronne d’une boutique de vêtements bien placée derrière les Champs Elysées, c’est plus vendeur. Située à deux pas de chez Régine, célèbre bar tant fréquenté par Floriane, c’était un moyen de ne pas couper le contact avec les plaisirs enfuis. Si Pont-Audemer et la Normandie faisait définitivement partie d’un passé mort et enterré avec les vieux parents dans le cimetière communal, Maria se rattachait avec énergie aux racines qu’elle s’était inventée et qui lui tenaient lieu de famille. Maria, émigrée d’Italie pour fuir le fascisme de Mussolini, avait fait sa vie à Paris et le peu d’argent qu’elle avait pu mettre de côté lui permettait, désormais, de promouvoir le chic italien dans la capitale française.
Nous en sommes aujourd’hui au quatrième et avant-dernier chapitre. Maria prend sa retraite. Elle ferme le magasin. Des années durant, elle a suivi avec plus ou moins de bonheur la mode, ou du moins, sa conception du style qu’il convient d’adopter lorsque l’on fréquente la rue de Ponthieu. Le Régine’s est devenu un peu ringard, comme les pulls et les foulards que Maria s’est obstinée, jusqu’à la fin, à vendre à une clientèle de plus en plus japonaise et de moins en moins assidue. Elle met la clef sous la porte et cède le pas à un marchand de nouilles à emporter. Signe des temps et de la vie qui change, même sur la plus belle avenue du monde où ne se disputent plus, désormais, que les marques franchisées. Va-t-elle redevenir Josette ? Pas question. Elle vient de s’acheter une petite maison en Bourgogne, dans la Puisaye. C’est le pays de… Colette !