Magazine Journal intime

Toujours en retard, bon sang de bonsoir !

Publié le 26 août 2009 par Perce-Neige
Toujours en retard, bon sang de bonsoir !

Parfois, cette impression d’être toujours en retard (d’une guerre ?)… Et, sans doute, secrètement, le sentiment d’avoir raison de l’être. Contre ceux qui s’arrangent. Et vous bousculent. Et vous déclarent. Et vous sermonnent. Et vous désignent de l’index le cadran de leur montre… Comment ! Vous connaissez pas ? Vous ne savez pas ? Vous n’avez jamais entendu parlé de ? Ni de ? En guise de réponse - mais faut-il toujours vouloir répondre, justement ? - ce texte, très fort, de Richard Ford, dans « Indépendance », rien que pour le plaisir : « Et toi, considères-tu ta vie comme un échec ? » dis-jeen ralentissant face au Deerslayer, m'apprêtant à tourner dans l'allée carrossable entre deux rangées de grands épicéas derrière lesquels se niche l'auberge tant désirée, ses galeries victoriennes enfouies dans l'ombre de la fin du jour, les grands fauteuils dont j'ai rêvé tout éveillé occupés par quelques hôtes satisfaits, mais il reste de la place pour de nouveaux arrivants. « Sur quel terrain ? » demande Paul. « J'ai pas encore eu le temps d'échouer. J'en suis encore à apprendre comment onfait. » J'attends une pause dans la circulation. Le lac Otsego est maintenant tout proche, surface lisse en l'absence de vent dans la brume vespérale. « Par rapport à ton âge, je voulais dire. En tant qu'adolescent. Enfin, au point où tu penses en être. » Mon clignotant clignote, mes paumes étreignent le volant. « Et comment, Frank, » répond-il d'un ton arrogant, sans même savoir peut-être à quoi il acquiesce. « Eh bien, tu te trompes. Alors, il va falloir que tu te fasses une autre idée de toi-même, parce que tu n'es pas sur la voie de l'échec. Je t'aime. Et ne m'appelle pas Frank, bon sang. Je ne veux pas que mon fils m'appelle Frank. Ça me donne l'impression d'être ton putain de beau-père. Si tu me racontais une bonne blague. Ça me ferait du bien. C'est un de tes talents. » Et soudain, en attendant pour tourner, une sérénité stellaire s'empare de nous, comme si nous étions arrivés devant un obstacle abrupt, si nous avions en vain tenté de le sauter, et si nous l'avions franchi tout d'un coup, à l'improviste et sans savoir comment. D'instinct, je sens que Paul pourrait se mettre à pleurer, ou du moins qu'il est au bord des larmes - une réaction dont je n'ai pas été témoin depuis longtemps et à laquelle il a officiellement renoncé, mais qu'il pourrait s'offrir rien que pour cette fois, en souvenir du bon vieux temps. Mais en fait, ce sont mes yeux à moi qui brûlent et s’embuent, quoique je sois bien en peine de me l'expliquer (sinon par mon grand âge). « Tu peux te retenir de respirer pendant cinquante-cinq secondes d'affilée ? » demande Paul tandis que je traverse laroute. « Je ne sais pas. Peut-être. » « Vas-y, » dit-il en me regardant, pince-sans-rire. Arrête la voiture. Il présente une figure impénétrable qui couve quelque chose d'hilarant. Donc, au milieu de l'allée ombragée du Deerslayer, jeme soumets et freine sec. « Voilà, je me retiens. J'espère pour toi que ça va être drôle, J'ai très envie de prendre un verre. » II serre les lèvres et ferme les yeux, je l'imite et nous attendons ensemble dans l'air climatisé, le murmure du moteur et le cliquètement du thermostat, tandis que je compte : mille-un, mille-deux, mille-trois... Au moment où j'ai abaissé les paupières, la montre du tableau de bord indiquait 5 : 14, et quand je les soulève je lis 5 : 15. Paul a les yeux ouverts, mais il semble compter en silence comme un zélote adressant une prière intime à son Dieu. « o.k. Cinquante-cinq. Quelle est la chute de l'histoire ? Je suis pressé, » dis-je en lâchant la pédale du frein. « Je ne savais pas qu'une merde pouvait retenir son souffle pendant si longtemps ? C'est de ce niveau-là ? » « Cinquante-cinq secondes, c'est le temps que dure la première décharge sur la chaise électrique. Je l'ai lu dans un magazine. Tu as trouvé ça court ou long ? » II cille en me regardant avec curiosité. « J'ai trouvé ça vachement long, dis-je, un peu accablé. Et ta blague n'était pas tellement drôle. » « Moi aussi, je trouve ça long, » commente-t-il en tripotant le bord fendu de son oreille et en inspectant son doigt pour voir s'il y a du sang. « Mais en principe, ça te règle ton compte. »« Alors c'est nettement plus supportable, sûrement. » Certes, les parents pensent à la mort jour et nuit – surtoutquand ils ne voient leurs enfants qu'un week-end par mois. Comment s'étonner que leurs enfants fassent de même. « On a tout perdu quand on perd son sens de l'humour »,dit Paul d'une voix pseudo-sentencieuse. J'embraye, les pneus dérapent sur les aiguilles de sapins, et je gagne enfin la retraite fraîche et, j'espère, délicieuse qu'offre le Deerslayer. Une cloche résonne. Je vois dans la cour un campanile ancien auprès duquel s'active une jeune femme en tunique et toque blanches de chef, qui salue de la main notre arrivée, dans le meilleur style journal de voyage évoquant des jours heureux d'été à Cooperstown. Je me gare, saisi d'une impression que nous sommes en retard et que chacun s'inquiétait de notre absence, mais nous voici arrivés et tout peut commencer. Tout peut commencer, donc ! C’est l’essentiel, n’est-ce pas ?


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