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Carnets de marche. 15

Publié le 26 août 2009 par Angèle Paoli


CARNET N.15

15.

     Le vent de la nuit est tombé. Le désir la prend d’aller marcher sur la route côté ombre. De reprendre le fil de son écriture. L’air est vif et pur. Elle marche d’un bon pas. Le premier feu de talus l’attend juste dans la première ligne droite.

     Elle pense à la question du « elle », abordée l’autre jour avec Sol. Ce « elle » qui la dépersonnalise. C’est ce que lui dit Sol. Cette distanciation, toujours, qui l’empêche d’assumer son « moi ». Elle, elle hésite. Le « je » qui se met sans cesse en avant, ça la contrarie. Elle le trouve trop exclusif, trop égocentré. Elle lui préférerait le « tu », qui ouvre le dialogue avec cette autre part d’elle-même, instaure le va-et vient entre une forme de regard et une autre, un angle de vue et un autre.

     Cette manie qu’ils ont de faire des feux le long des talus. Et ces pans entiers de verdure qui peu à peu finissent en branchages calcinés, renversés dans le vallon !

     Elle pense à son « moi dévitalisé », à cette mémoire du jour qui s’enfuit sans laisser de trace. Elle entre dans le soleil. La caresse douce dans son dos. Ses pensées fuient, sans laisser de signe tangible de leur passage. Elle voudrait les retenir, un peu, pas toutes, seulement certaines. Pourquoi au juste ? Elle ne sait pas.

     Elle croise le pêcheur sur sa vespa, une grande brassée de bruyère posée devant lui.

     Tu t’interroges jour après jour sur la vie étrange des gens d’ici. Rituels auxquels tu n’as pas accès, dont le sens t’échappe. Et ces petits buissons têtus, chaque jour plus hauts, plus touffus. Tu viens de comprendre que ce sont les buissons d’asphodèles. Les touffes neuves émergent autour des tiges anciennes. Les ferlucci desséchés ploient sous le vent. Une odeur de charogne persiste encore autour de la chênaie. Toute trace d’oiseau a pourtant disparu. Les choses ainsi surgissent, puis disparaissent sans que l’on comprenne pourquoi.

     Tu envies à ton amie ce souffle, cette inspiration qui l’habite et l’enlève vers un au-delà des mots, inaccessible. Elle porte en elle d’autres forces vitales qui la font s’extasier vers cette « autre lumière ». Hanging Rock (Australie) étire son dôme grêlé de cratères. Partie dans le soleil, partie dans l’ombre. Un oiseau lance son pépiement. Rythme binaire, syncopé 2/2 ; 2/2; 2/2… Tiens, il a changé de côté. Il t’a contournée sans que tu t’en aperçoives.

     Tu croises l’inconnue de Barrettali, dans sa Toyota décapotable. Le friselis léger de la mer, bleu turquoise ce matin. Tu frissonnes comme si tu mettais un pied dans l’eau. Elle doit vraiment avoir fraîchi. Les premières maisons de Barrettali dans un triangle de lumière douce. L’enclos est toujours fermé. Tu ne dis plus où tu vas, dans quelle direction ni jusqu’où. Ainsi tu te réappropries l’espace et, avec lui, le temps, son compagnon indissociable. Ici, l’espace anéantit le temps. Provisoirement. L’heure tourne et tu ne t’en aperçois pas. Les sonnailles timides des chèvres, en contrebas. Un petit avion pointe son museau bruyant au-dessus de la Punta. Une nappe onctueuse de nuages mauves étire ses filaments. La mer en un instant est devenue violine, le temps de grimper vérifier si l’enclos est ouvert ou fermé et de redescendre. Des flammèches plus claires s’épanouissent en gerbes dans le ciel. Le petit sac à gri-gri duvet cra-cra oscille, suspendu à la clé de fa d’une liane. Le cliquetis des sonnailles se rapproche. Elles ne sont plus loin maintenant. Une tache mouvante bouge dans la lumière. Le troupeau est là, tapi à l’affût dans les feuillages, disséminé de part et d’autre de la route. Les chèvres t’observent, intriguées, immobiles, figées presque. Un grand bouc brun surgit des hauteurs, derrière un arbousier. Une petite courtaude te fixe de son air incrédule. Elle te rappelle quelqu’un, mais qui ? Les buissons tremblent, secoués ici et là par les mâchoires qui tirent sur les branches. Une autre descend, qui s’agrippe aux bruyères. Le maquis crépite.

     Tu voudrais bien continuer ta route. Tu reprends le rythme de ta marche. Les cabrettes s’éclipsent aussitôt et se faufilent entre les branches. Elles soulèvent en cavalant des odeurs de champignons et de musc. Barrettali étire ses hameaux dans la pleine lumière. L’écrin vert émeraude de la marine dans le déploiement des cloches de midi.

     Les ondes vives sont silencieuses aujourd’hui.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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