Les trois montagnes

Publié le 28 août 2009 par Jlhuss

Contes du Chemin de Saint-Jacques (6)

Ce jour-là, Vincent et moi nous arrivâmes au refuge un peu après trois heures de l’après-midi.  L’hospitalero de service, un Flamand paisible, apposa le sceau de l’étape sur nos credencials et, sans prendre la peine de quitter son bureau, il nous expédia à l’étage. Il y avait là-haut, nous dit-il, toute la place qu’on voulait et, contrairement à l’habitude, nous pouvions  choisir nos lits.  Le dortoir était meublé d’une dizaine de lits à étage disposés parallèlement. Ils faisaient face à deux fenêtres, d’où l’on apercevait, par-dessus les toits du village, la chaîne des monts de Leon. Un quelconque artisan avait installé contre un mur une série de grands casiers de bois verni destinés au rangement des sacs, bâtons et chaussures auxquels se résument l’attirail du pèlerin ordinaire. Je tassai mon mince bagage dans l’un d’entre eux, puis, comme j’en ai l’habitude, je pris une douche, je me couchai et je sombrai presque aussitôt dans le sommeil. Quant à Vincent, il se rendit à l’église romane dont il avait négligé la visite lors de son premier pèlerinage, sept ans auparavant.

Le bruit d’une dispute, ou plutôt d’une conversation passionnée, me réveilla. Assis sur des lits voisins du mien, Vincent et deux pèlerins discutaient avec véhémence. Tous deux avaient, comme nous, dépassé la soixantaine. Mais c’était bien notre seul point commun. Dans la voix du premier se bousculaient tous les cailloux des gaves béarnais. Il avait le teint mat, les cheveux coupés ras, le front barré d’une énorme paire de sourcils et des yeux vifs et noirs avec quelque chose de décidé dans le regard. Même s’il  n’avait pas été vêtu d’un treillis dont les épaulettes portaient encore la trace d’anciens galons, on aurait deviné sans mal un militaire à la retraite chez cet homme petit, trapu et vif, au geste aussi tranchant que la parole. L’autre était grand. Dans son visage rougi par le soleil du chemin, son regard bleu fixait choses et gens avec un calme que rien ne semblait pouvoir troubler. Il avait  l’accent traînant, caractéristique de nos provinces de l’Est. Tout en parlant, il jouait machinalement avec un couteau suisse qu’il ne cessait de glisser puis de retirer d’une des nombreuses poches de son gilet de randonneur. Ce vêtement recouvrait partiellement une chemise et un pantalon eux aussi garnis d’innombrables poches.  Vincent, engoncé dans son éternelle polaire bleu nuit, n’était pas le moins animé. Il avait, pour une fois, abandonné son habituel ton neutre voilé d’ironie légère et il parlait avec un enthousiasme qui faisait résonner dans sa voix, «a» traînants et «r» roulés dix fois sur la langue, l’écho du large parler de sa Bourgogne natale.

La discussion était un peu embrouillée, mais je finis par comprendre qu’au cours d’un pèlerinage précédent, tous trois s’étaient  écartés pour une raison ou une autre de l’itinéraire principal. Pour le rejoindre, chacun avait dû gravir une montagne. Le curieux de l’affaire étant que, même s’ils prétendaient tous, avoir admiré, une fois le sommet atteint, le plus beau spectacle du monde. Les paysages qu’ils décrivaient étaient à ce point différents qu’il ne pouvait s’agir du même endroit.

Henri, l’ancien militaire, évoquait un océan de collines bleues et de forêts coupées de vastes clairières où se nichait la blancheur des villages. Etienne, l’Alsacien, se souvenait d’une ville lovée dans la boucle d’un fleuve et de la marqueterie de champs et de prés qui, partant de ses faubourgs, conduisait aux flancs de la chaîne de montagnes qui fermait l’horizon. Quant à Vincent, il parlait d’un lac dont les bords, plantés de vignobles et vergers, étaient l’image même de la douceur de vivre.

Je m’habillai et sortis à mon tour pour quelques pas de promenades. Quand je revins, une heure plus tard, ils n’avaient pas changé de sujet et pendant le repas du soir partagé dans l’unique salle de l’auberge locale, il ne  fut pas non plus question d’autre chose. Vincent était pétri de qualités, mais il avait le défaut, assez courant, de penser que ceux qui ne partageaient pas ses certitudes étaient au mieux ignorants, au pire de mauvaise fois. Apparemment Henri et Etienne appartenaient à la même espèce si bien que, lorsque notre souper achevé nous retournâmes à notre gîte, ils étaient toujours aussi peu d’accord.

Le lendemain, je quittai le refuge le dernier. Etienne et Henri étaient partis bien avant l’aube et Vincent s’était mis en route, alors que j’étais encore en train de déjeuner. L’étape de cette journée fut une des plus heureuses de mon pèlerinage. Poussés par une petite brise de sud-est, de rares nuages se hâtaient lentement dans un ciel bleu méditerranéen. Le chemin s’élevait en longues pentes régulières à peine coupées de quelques faux plats et d’amorces de descentes. J’avais laissé derrière moi  la plaine et ses cultures et j’allais maintenant, entre forêts et prairies à la rencontre des sommets du Leon, de plus en plus nets à mesure qu’approchait la fin de l’étape.

J’arrivai  à l’albergue au milieu de l’après-midi. Vincent m’y attendait. Il était seul, nos deux commensaux du soir précédent ayant, sans doute, poussé plus loin.  Après avoir échangé nos impressions de la journée, il revint à la conversation de la veille. Ce qu’avaient vu Etienne et Henri était sans doute admirable mais pas autant, il en était sûr,   que le paysage dont il gardait  sept ans après, le souvenir ébloui. D’ailleurs, ajouta-t-il, il me serait facile de juger. La montagne était là toute proche et un crochet de trois jours me permettrait de contempler à mon tour un tableau que je n’oublierais jamais.

Je cédai à son enthousiasme, et, quarante-huit heures plus tard, le soleil levant nous trouva grimpant un sentier de chèvre, en route pour le fameux sommet. Il nous fallut quatre heures pour arriver à l’immense pierrier par lequel se terminait l’ascension.  Plus fort et mieux entraîné que moi Vincent arriva au sommet le premier. Je le rejoignis une dizaine de minutes plus tard. Il n’était pas seul. Etienne et Henri étaient là eux aussi. Tous trois, encore rouges et suants de l’effort qu’ils venaient de fournir, se regardaient avec un tel air de stupeur que je ne pus m’empêcher d’éclater de rire. Du coup ils retrouvèrent la parole et je préfère passer sous silence la façon dont ils réagirent à mon accès d’hilarité. Je parvins, non sans peine, à me maîtriser et quand ils eurent, eux aussi, retrouvé leur calme, je me hasardai à leur demander pourquoi, après nous être séparés depuis trois jours, nous nous retrouvions dans un endroit aussi improbable. La réponse fut unanime, c’est de là qu’on pouvait voir le paysage qui les avait tant émerveillés.  Ils avaient raison d’ailleurs. Au nord-est, un flot de collines lançait à l’assaut de l’horizon  ses vagues diaprées de toutes les nuances du vert. A l’opposé, une ville étendait ses blancs et ses ocres sur les deux rives d’un fleuve dont le cours conduisait à un lac où se reflétait la tapisserie brodée d’or des vignobles et des vergers.

A cet instant, je compris enfin pourquoi l’autorité supérieure m’avait chargé de cette mission. «Avez-vous compris la leçon ?»  Je parlais du ton que je n’emploie que lorsque, en cas de catastrophes telles que guerres, épidémies ou raz-de-marée, nous devons, mes collègues et moi, faire face à une affluence exceptionnelle «On peut monter en haut de la montagne par des chemins différents.Une fois au sommet, on peut voir toutes sortes de choses mais c’est toujours le même paysage. Pour s’en rendre compte, il suffit d’ouvrir les yeux et le coeur.» Ici, je marquai une légère pause et je repris «Surtout le coeur !» Après quoi, je retirai de mon sac ma paire d’ailes. Au début de ma mission, je les avais glissées dans une poche intérieure du sac. Elles n’avaient pas souffert du voyage et elles vinrent se fixer sans effort à mes épaules. Je les déployais et, après les quelques battements, indispensables pour leur redonner le bouffant et la légèreté réglementaires, je pris mon vol pour retrouver la place que j’occupe habituellement à la mille sept cent trente troisième porte où je suis chargé d’expliquer aux nouveaux arrivants ce qui les attend (les amateurs de vierges sont toujours un peu déçus, mais ça ne dure pas). Au-dessous de moi, les trois pèlerins n’avaient pas bougé. Soudain Vincent, très vite imité par les deux autres, ouvrit la bouche. Ce qu’ils disaient, je n’eus aucun mal à le deviner : rien ne monte plus vite vers Dieu qu’un ange, sinon une prière.

Chambolle

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