Je me souviens d'un temps où c'était moins l'âge de mon grand-père que la taille de son petit-fils qui le faisait courber. Une grosse main rugueuse devenait la providence d'une toute petite et nous guidait dans les méandres d'un jardinet de campagne. Un temps où le petit gosse de banlieue ouvrait des yeux ébahis vers les merveilles d'un carré potager magnifié par l'humble retraité de l'Electricité de France devenu magicien de la Nature. Un temps où les tomates de son jardin rougies au soleil passaient en quelques minutes de leur tuteur à notre assiette.
Un temps où revit mon grand père, construisant et réparant sans relâche, penché sur son établi, lunettes sur le bout du nez, crayon sur l'oreille, une main rejetant en arrière le bérêt pour gratter de perplexité des cheveux se clairsemant sans jamais déranger leur alignement. Je me souviens de nos voyages à pied vers le centre du village, grand-mère d'un coté, grand-père de l'autre, vigilants gardes d'un corps haut comme trois pommes de leur pommier, mains dans les mains, unis d'amours le long d'une route sans trottoir où aucune voiture ne passait.
Pour elle, le cabas pour le pain et le boucher, pour lui et moi, le quincailler. Celui-ci sortait les clous en vrac d'un grand carton pour les peser sur la balance d'un comptoir nous séparant d'un mur de tiroirs bien mystérieux auxquels seul le maître des lieux avait accès. Un comptoir si haut que je devais m'y accrocher et me hisser sur la pointe des pieds afin que mes yeux affleurent et ne perdent rien de l'instant stratégique, celui qui verrait le marchand conclure la transaction en jetant une dernière poignée de clous au jugé pour faire bonne mesure. Puis nous partions retrouver grand-mère, nos clous emballés dans la feuille de journal qui servirait ensuite pour recueillir les habits des futures compagnes des tomates, les robes de champs des pommes de terre ... du jardin.
Des champs ondulants que l'on pouvait voir de la fenêtre d'une salle à manger au mobilier vernis, où trônait fièrement le carillon gagné grâce à une réclame. Une salle à manger que je n'ai jamais vu accueillir un repas, tant il fallait une grande occasion pour ne pas déjeuner sur la table de la cuisine. Une cuisine où l'heure du goûter voyait une grand-mère toujours affairée préparer chocolat chaud et tartines au cacao avant de s'arrèter une minute pour observer la première merveille du monde s'en délecter.
Je me souviens d'un temps où lorsque la douceur du soir s'approchait en même tant que la fin de vacances, une jeune et jolie maman emmenait la prunelle de ses yeux chercher du lait par des chemins verts et nonchalants. La fermière sortait de l'étable chargée d'énormes bidons et remplissait notre pot, un pot que j'avais le privilège de porter, par prudence à l'aller mais pas au retour. A la ferme, cochons et canards accueillaient avec bonheur les reliefs de repas recueillis depuis la veille, car à l'époque, on ne jetait rien, mais il est vrai qu'il n'y avait rien à jeter...
Un temps où il n'y avait pas de télévision, mais un livre, une veillée pour les plus grands et des câlins pour le plus petit, avant qu'il ne sombre la tête pleine d'images, de questions et de bonheurs dans une nuit toute emplie de fraicheurs d'odeurs, entourées d'un noir d'encre et un calme profond...
Et puis, et puis, le temps est passé...
Aujourd'hui, la jeune maman est devenue grand-mère à son tour et le petit jardin de légumes et d'arbres fruitiers de ses beaux-parents a été englouti par le béton de la banlieue. De la fenêtre de leur salle à manger, ce n'était déjà plus des champs mais des barres HLM qui avançaient en rangs serrés. Les mêmes barres qui finirent par cerner le pauvre cimetière encore préservé où ils reposent côte à côte et où un grand gosse vient régulièrement leur parler sans jamais pouvoir retenir ses larmes au souvenir de leurs sourires.
La maisonnette de guinguois et sans confort construite des mains de mon grand-père a été rasée pour laisser place à un cube de parpaings fonctionnels aux fenètres bien symétriques, tandis que le jardinet est devenu un double garage. Les chemins ont été alignés, bitumés, bordés de trottoirs et plantés de panneaux routiers et publicitaires tournés vers un flot et un vacarme incessants. La ferme et les vaches ont disparu elles aussi, nivelées par l'extension de la mairie et des parkings.
Nous serions bien en peine de retrouver le pot au lait, mais on peut acheter des cartons de lait pasteurisé et vitaminé par tetrapack de 6 dans la grande surface du centre commercial. Plus loin, des paquets de dix clous sous force blister, carton et plastique sont bien alignés car il faut se débrouiller sans quincaillier. Non loin de là, suivant un circuit savamment calculé où l'économie des uns ne fait pas celles des autres, des mètres linéaires de boîtes de céréales, entremets et gâteaux produits à la chaine, grand pourvoyeur d'obésités mais surtout de bénéfices, ont remplacé le pain et le chocolat de mon enfance. Pour ranger plus efficacement les résultats d'un marketing sans scrupule, le cabas est devenu caddies et le coffre béant attend son chargement. Puis il faudra tout déballer, désempaqueter et des dizaines d'emballages iront rejoindre des poubelles toujours bien remplies relevées régulièrement par le camion benne qui a remplacé le tracteur et sa remorque devenus trop limités.
Ce n'était pourtant pas un temps si lointain, mais c'était un autre siècle. Ma madeleine de Proust à moi, ce sont certaines tiges de tomates aux odeurs si naturelles qu'il me suffit de les sentir pour que me submergent des flots de souvenirs d'un passé ... simple.