Magazine Journal intime

L'ordinaire

Publié le 28 août 2009 par Lephauste

Carré des indigents, Cimetière de Thiais, Val-de-Marnes. Je savais bien que ça existait mais je n'y avais jamais mis les pieds. Ni devant, pas encore, ni planté comme un con dans la boue des automnes, comme elle dirait, une main devant, une main derrière et aux pieds, la valise. Je savais depuis l'enfance passée à l'ombre givrée des Toussaint, où mon père me conduisait à l'entrée du cimetière à Saint Flo, avec le troupeau des fleurs en pots, à attendre que les familles viennent me glisser une petite pièce dans la main. J'étais berger de Chrisantèmes, une fois l'an et l'autre fois, pour les Rameaux, c'était les véroniques, les cynéraires maritimes, les jacinthes, si c'est pas malheureux, des plantes de printemps glacé que je gardais, devant le grand portail. Famille Barachet ? Tiens mon petit, t'iras t'acheter un bonbon. Et la veuve franchissait le seuil du drive in où son défunt, son père, sa mère , se pelaient les membrures dans l'attente du jugement dernier. J'avais enlevé l'épingle avec laquelle ma mère avait piqué le petit bout de papier où était inscrit le nom, famille Letelu. depuis de ces épingles j'en laisse jamais passé une, je ramasse, c'est ma façon à moi de sauver les orphelins. Je savais que pas plus qu'on emporte avec soi ses habits de Dimanche, on reste dans le coeur des survivants comme autre chose que celui qui, après tout, l'a échappé belle en échappant au pire. Au moins lui,  la verra pas c'te saleté d'époque !

Alors comme ça, là bas à Thiais, il y a un carré sans nom, sans âge, sans fleurs ni couronnes, sans regrets éternels, sans colombes de bronze s'envolant pour de faux des perchoirs de granit; Un pêle mêle d'anonymes, personne ou presque les a vus passer, à peine si dans les épaisseurs de vomis et de merde de leurs habits de lumière on trouve avec des gants de latex quelque chose qui dit qu'ils s'appellent Jojo, Robert, Yacine, Georgette, Esméralda. Une photo déchirée en son milieu où on le voit tenant un main vague dont le bras se perd dans l'amputation des jours. Un regard qui descend du bateau, là bas, à Marseille, une moustache fine, un pardessus à manches raglan, l'écharpe pour les jours de chômages, le tiercé et les rafles. Un carré de maladroits, nés d'un ventre Titanic.

Les communes ont l'obligation de donner une sépulture à tous ceux que l'on trouve, trépassés sans attaches, sur leur territoire. Alors à Thiais, personne ne nous y invite, on ne nous téléphone pas en pleine nuit pour nous dire : Tu sais le Lionel ? Celui de Lapan ... La patte folle tu veux dire ? Oui çui-là, et ben tiens toi bien ... il est mort. On ne nous prévient pas, comme de juste, à chaque fois que la vie recrache un indigeste. Ça serait intenable si il fallait s'y colleter tout le temps, à verser quelques larmes pour faire un peu de boue au dessus du trou. Vivre est autrement plus drôle. Mais à Thiais, Val de Marnes, carré des innocents il y en a qui y vont, tout un groupe, on se demande, à chaque fois. Et leur nom dit ceci : Le collectif des morts de la rue. Bon bien, tant que y en a pour faire ça, nous autre on peut continuer à adorer le chèvre chaud et le chablis.

T'es pas drôle ! Oui, c'est un fait. Mais comme je dis, l'ordinaire c'est l'or des nerfs.


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