Une nouvelle de Nicole Calandra
Je vous propose une petite nouvelle que j’aime beaucoup. Dites-moi si elle vous a plu en me laissant un petit commentaire !
Nouméa, le 27 janvier 1970
Mon cher journal,
Hier après-midi, il m’est arrivée une drôle de chose !
Comme chaque jeudi, maman m’a laissé à la bibliothèque Bernheim avant d’aller à son travail. J’avais quatre livres à rendre, ceux de la semaine dernière que j’avais déjà finis. Imagine-toi que je lis énormément en ce moment, puisque la maison est désertée de mes trois sœurs et que je m’ennuie à mourir à cause de cela.
Il était tôt et les portes n’étaient pas encore ouvertes. Alors, pour attendre l’ouverture, je me suis assise sur les marches en pierre, car j’avais un peu sommeil. Il n’y avait encore personne et le parc était assez silencieux. Seuls, les oiseaux étaient affairés, à cette heure chaude de la journée. Ils se chamaillaient bruyamment en haut du flamboyant. Pourtant, à un moment donné, j’ai entendu un petit sifflement.
D’abord, j’ai simplement cru à un petit cri d’oiseau et voulant l’observer d’un peu plus près, je me suis levée, la tête en l’air, pour le dénicher. Un deuxième petit sifflement m’a permis de localiser le bruit. Il ne provenait pas des arbres, mais de derrière un buisson, contre la façade du bâtiment principal. Faisant fi des plates bandes, je me suis avancée en croyant trouver derrière les hautes herbes un nid tombé d’une branche ou un oisillon blessé. Pourtant, ce que j’ai trouvé là, fut un vieux livre ouvert, la tranche contre terre et dont les deux pages luisaient doucement dans l’ombre. Intriguée par la présence de ce livre, que vraisemblablement quelqu’un avait perdu ici, je m’en suis emparée et je l’ai retourné pour en découvrir la couverture. C’était le livre d’un certain monsieur Baudelaire et le titre m’a tout de suite fasciné : « Les fleurs du mal ». C’est certainement le mot mal qui m’a attiré ainsi que l’oxymore formé avec le mot fleur. Aussi, n’ai-je pas attendu d’être rentrée chez moi et me suis mise à le lire immédiatement à l’ombre des acacias géants…
Nouméa, le 1er décembre 1970
Mon cher journal,
Plus qu’un mois et c’est Noël. J’ai fait toutes mes emplettes et cette année, j’ai promis à maman de décorer le sapin. D’habitude, c’est ma grande sœur qui en a la charge, mais comme elle ne sera pas là, l’honneur m’en revient.
Pour en revenir au livre dont je te parlais plus haut, je ne l’ai pas lâché avant de l’avoir eu terminé, je puis t’assurer qu’il me trouble. Quel drôle de livre ! Il faut dire que jusqu’à présent, je n’ai lu que les bouquins que l’on me conseillait. Je crois que cette lecture n’est pas de mon âge, elle en est donc d’autant plus attirante. D’ailleurs, je ne sais pas pourquoi, mais je me cache pour le lire, c'est-à-dire que je ne le lis devant personne. Je l’ouvre seulement lorsque je suis dans ma chambre et je peux te dire que j’avais hâte d’être seule pour le poursuivre. Il exerce sur moi une attirance et une fascination étranges. Il parle de mort, de révolte, de mélancolie et même de Paris. C’est si loin Paris et moi qui rêve d’y aller !
Je me nourrie de cette poésie, je m’en imprègne et j’adore.
Baudelaire y dévoile son mal de vivre, ses espérances, ses défaillances et ses
angoisses. Dans ses poésies, il décrit l'homme confronté à la dualité de son existence, en lutte continuelle entre le Ciel et l'Enfer. Quels frissons cela me procure !
Il me prend des envies de faire partager les émotions que je ressens en le lisant, mais j’ai trop peur qu’on me prenne pour une folle. Maman ne me comprendrait pas et quand à papa, il se moquerait carrément. Alors, je préfère garder tout cela au-dedans de moi…
Nouméa, le 2 février 1971
Mon cher journal,
J’ai eu quatorze ans la semaine dernière. Je ne sais pas pourquoi, mais moi qui d’habitude attend ce jour avec impatience, je n’ai ressentie aucune joie. Je crois que j’ai le « spleen »…
C'est comme une obsession, j’éprouve de l’angoisse devant la moindre chose, et un vertige inimaginable de désespoir et de dégoût même auprès de ma famille. Je ne sais pas comment décrire ce que je ressens…
J’ai demandé à M. Baudoin, mon prof de lettres de me parler un peu de Baudelaire. Il était enthousiasmé. Je ne l’avais jamais entendu s’enflammer ainsi pour un écrivain, lui d’habitude si morne. Il m’a dit que c’était un personnage fascinant, ayant eu une enfance et une adolescence perturbées, qui en ont fait un homme révolté recherchant l’évasion sous toutes ses formes. Je le ressens en lisant ses poèmes. Je connais par cœur celui qui se nomme « la vie antérieur ». Cette poésie me transporte instantanément dans un spectacle flamboyant de couchers de soleil. C’est inouï, ce que je ressens rien qu’en la lisant. La vie me semble pourtant bien terne lorsque je reviens sur terre… Mais j’arrête là mon bavardage, sinon je pourrais en parler pendant des heures.
Nouméa, le 15 avril 1971
Mon cher journal,
Voilà bien longtemps que je ne suis revenue écrire sur ces pages. Avant, j’avais toujours quelque chose à te confier, mais à présent, je me fous de tout !
Il faut dire que tout va de travers pour moi en ce moment. Je me chamaille beaucoup avec mes sœurs, elles ne me supportent pas, je ne sais pas pourquoi. Suis-je si différente d’elles ? En plus, mes résultats scolaires sont désastreux et je ne crois pas que je passerai en quatrième l’année prochaine. Ma mère est toujours après moi, mon père me devient insupportable, je hais tout le monde.
Je ne sais pas pourquoi, je ne me sens plus comme avant. J’ai changé. Et je crois que c’est à cause de ce livre, tu sais, celui que j’ai trouvé dans le parc de la bibliothèque Bernheim, « Les fleurs du mal » de Charles Baudelaire. Je l’ai toujours mais je ne l’ouvre plus. Je l’ai bien rangé parmi mes autres livres. Chaque fois que je veux le prendre, on dirait qu’il me repousse. Je ressens une drôle de chose à son contact. Si je te disais qu’il me brûle les doigts, tu me prendrais pour une dingue !
J’ai l’impression de m’enfoncer. Les strophes que j’ai tant et tant lues ces derniers mois me reviennent sans cesse en tête. Elles rythment ma marche lente vers la mort. Cela semble mélodramatique mais comme le poète maudit, j’attends je ne sais quoi, comme lui, je suis impatient de voir derrière le rideau et peut-être, comme lui, je ne serai surprise de rien…
Nouméa, le 24 mai 1971
Cher journal,
Aujourd’hui sera notre dernier contact. Je ne reviendrai plus écrire sur tes pages. J’ai entrepris un voyage sans retour au printemps de ma courte vie. Je vais te cacher dans le grenier, dans la malle du grand-père puisque personne ne l’ouvre jamais. Un jour peut-être, quelqu’un te retrouvera et saura pourquoi j’ai fait ce geste définitif, mais pour aujourd’hui, peu m’importe.
La vie m’indiffère, ce qui m’attend ne me passionne plus. A quoi bon lutter chaque jour, il n’y a rien à attendre de la vie et les expériences, une fois faites, laissent toujours un goût amer. Je m’en suis bien rendue compte. Tout le monde m’énerve, rien ne va autour de moi, je ne fais rien de bon.
J’aurai du, comme le poète le conseillait, jeter ce livre Saturnien loin de moi. Pour mon malheur, j’ai succombé aux artifices, j’ai appris à aimer ces poèmes, à les lire et à les relire et ils m’ont persuadé que j’étais rendue au bout de mon chemin. Alors, ce soir je ne serai plus, je serai en voyage et au bout de ma souffrance. Adieu, mon cher Journal…
Nouméa, le 24 septembre 2007
Mon cher journal,
Je t’ai retrouvé au fond du grenier. Trente six ans d’oublie, sans que personne ne te rouvre. Même moi, je t’avais effacé de ma mémoire. Il faut dire que tu étais bien caché sous ce tas de papier ! Je me rappelle que je t’avais mis là un peu avant ma tentative ratée. Que d’eau sous les ponts, depuis !
Quand je pense que j’ai failli mourir à cause de ce fameux livre, c’est étrange tout de même ce qui m’est arrivé ?
Hier soir, j’ai relu « Les fleurs du mal » que j’ai retrouvé dans la vieille bibliothèque, et j’ai ressenti cette drôle d’émotion qui m’avait transportée la première fois, mais à présent je sais que ce bouleversement n’est dû qu’à la beauté des allégories.
Je reste persuadée que certains livres ne devraient pas être mis entre les mains de trop jeunes enfants. En ce qui me concerne, c’était la faute à la fatalité, puisque je suis tombée sur ce livre par hasard. Je n’étais pas encore préparée à cette littérature, mes illusions étaient encore trop fraîches. J’oserai même dire que tel l’albatros, mes ailes de géants m’empêchaient de marcher.
Malgré la mauvaise expérience que j’ai eue en voulant mourir, je crois que ce livre m’a permis de grandir. Il restera pour moi le livre qui m’a fait le plus mûrir. Il m’a permis d’appréhender à la fois la tragédie de la destinée humaine et la vision mystique du monde. Il est à la source de ma sensibilité créatrice.
Je vais le remettre à sa place, mais sur la plus haute étagère !
Adieu cher journal, je pense que ce sont les dernières lignes que je t’écris. N’ai crainte, ce n’est pas pour retrouver la mort que je te quitte cette fois-ci mais plutôt pour retrouver la vie. Ma petite-fille m’attend, je dois lui lire un livre pour la divertir. Ce ne sera pas du Baudelaire, non, elle est encore bien trop petite mais, je suis sûre d’une chose, c’est que c’est moi-même qui lui ferait découvrir « Les fleurs du mal » plus tard !