Magazine Humeur

Résister, témoigner

Publié le 09 septembre 2009 par Fbaillot

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Nous étions nombreux à nous presser l’autre jour sur la pelouse devant la mairie de Lezennes pour rendre un dernier hommage à Marcel Deboudt. Cet homme discret, ancien maire, méritait largement qu’on le salue.

Professeur de physique, il a été de tous les combats tout au long de sa vie. Il avait en son temps dénoncé la guerre d’Algérie, où il avait combattu. En 1968, les policiers de Raymond Marcellin l’avaient interpellé, le soupçonnant de cacher des personnes qu’ils recherchaient. Il a à de nombreuses reprises montré de la force de caractère pour résister à tout ce qui lui paraissait injuste, même si pour cela il lui fallait remonter le courant, parfois en solitaire.

C’était aussi un exemple de fidélité, attaché à conserver un lien malgré le temps avec tous. Je sais que mon prédécesseur et lui-même s’estimaient beaucoup.

Au cours de l’hommage qui lui était rendu, Jean-Pierre Barou, historien, ancien correspondant de la Cause du Peuple dans notre région, a mis en lumière son action dans un épisode aujourd’hui oublié. J’ai trouvé que la qualité de cette intervention avait sa place dans ma modeste chronique.

“Je voudrais rendre hommage à un moment de la vie de Marcel Deboudt, à un visage dont peut-être vous n’avez pas connaissance mais qui regroupe, je crois pouvoir le dire devant sa famille, tout ce qui donnait du sens à l’existence pour lui.
Je pense à Marcel dans les années soixante-dix, à son militantisme, à son engagement au sein du Secours Rouge, et, plus particulièrement, à son rôle de président du Tribunal Populaire de Lens, le samedi 12 décembre 1970.
À l’époque, il approche la quarantaine, il est professeur de physique, il enseigne à l’université de Lille, il est père de famille, autrement dit il a une respectabilité et c’est celle-ci qu’il va mettre en danger en prenant la tête de ce tribunal. Car ce tribunal entend se substituer à la justice officielle dont le général de Gaulle avait rappelé qu’elle appartient à l’État, et à l’État uniquement. C’est un engagement fort, c’est un défi à la légalité. Marcel est déjà un des responsables du Secours Rouge dans le Nord. Cette organisation a été créée par Jean-Paul Sartre avec d’anciens résistants tels qu’Eugénie Camphin, Germaine Tillon, et des prêtres contestataires comme le frère dominicain Jean Cardonnel. Pourquoi ce Secours Rouge ? Parce que de jeunes militants sont arrêtés, emprisonnés, présentés devant les tribunaux et qu’il faut assurer leur défense. Je ne les qualifierai pas de « gauchistes » car ce terme prête trop à confusion et qu’il ne traduit pas leur exigence morale : faire éclater la justice et la vérité comme ce tribunal va le faire. Les uns travaillent en usine ; en vérité, ils y militent, bousculent les normes syndicales ; d’autres, dont je faisais partie, collaborent à La Cause du peuple, leur journal. Régulièrement saisi à cause de sa radicalité, Sartre a accepté d’être son directeur de publication pour le protéger. Quant à Marcel, il reçoit chez lui, loge, nourrit, cache si nécessaire des militants issus de cette mouvance. Combien furent nombreux ceux qui trouvèrent asile chez lui, chez Marcel et Ginette. Cela ne veut pas dire pour autant que Marcel et d’autres étaient en tout point d’accord avec eux mais ils respectaient suffisamment leur combat pour les soutenir.
À l’époque, le journal Le Monde a créé une rubrique intitulée « Agitation ». Marcel entre dans cette rubrique quand, ce samedi 12 décembre 1970, il se hisse sur l’estrade de la salle Richard dans la mairie de Lens, une salle que le maire socialiste de la ville, André Delelis, a bien voulu prêter en dépit des pressions de la préfecture et du ministère de l’Intérieur.
Je l’ai dit : ce tribunal entend se substituer à la justice d’État. Marcel n’est pas seul : à ses côtés, sur cette estrade, il y a aussi Sartre, le philosophe – c’est le moment de le dire – qui inventa la liberté. La salle est comble et compte, on s’en doute, nombre de ces militants dont je viens de parler. Ils ont eux-mêmes contribué à la préparation de ce tribunal, ce que Marcel n’ignore pas.
Pourquoi ce tribunal ? Parce que quelques mois auparavant, le 4 février 1970, à 6h 55 du matin, à Fouquières-les-Lens, un coup de grisou a provoqué la mort de seize mineurs. La direction nie sa responsabilité, tend à évoquer la fatalité : c’est la faute à personne ; et la justice d’État se montre sensible aux thèses de la direction des Houillères. Mais ce n’est pas ce qui se dit dans la mine. Le tribunal populaire va démontrer que ces seize mineurs sont morts parce que les conditions de sécurité n’ont pas été respectées, parce qu’on a privilégié le rendement au détriment de la sécurité, parce que les mineurs n’auraient pas dû être à cet endroit, et qu’on les y a contraints. D’ailleurs, il en sortira cette règle qu’aujourd’hui on  semble avoir oublié : il est très rare qu’un accident du travail soit dû à la fatalité.
Quand j’ai revu Marcel, nous avons reparlé, bien sûr, de ce moment et sommes tombés d’accord pour dire que la force, la valeur, la vigilance de ce tribunal qu’il présida devaient à la réunion de trois composantes : d’abord le témoignage direct de mineurs, de femmes de mineurs. Ensuite, et c’était nouveau, à des dépositions d’experts : médecins, pneumologues à propos de la silicose ; des élèves ingénieurs de l’École des Mines vinrent à la barre décrire les circonstances à l’origine de ce coup de grisou. Enfin, et c’est la troisième composante, des acteurs imprégnés de l’idéologie des droits de l’homme comme Sartre et Marcel, autrement dit des opposants à toutes les guerres faites aux hommes.
Quand on relit aujourd’hui les minutes de ce tribunal, une chose frappe : les paroles répétées de Marcel Deboudt en tant que président écartaient toute idée de sanctions directes, de « lynchages », comme on allait l’écrire, vis-à-vis des coupables même s’ils existaient bien. Ce qui comptait d’abord : c’était d’établir la vérité, de répondre à cette question : pourquoi seize mineurs étaient-ils morts ?
Autant le dire, Marcel Deboudt avait quelque chose d’un « anarchiste non violent ».
La presse, à l’époque, a beaucoup glosé sur ce tribunal, s’en est beaucoup moquée. Elle taxa Sartre de « procureur du diable ». De Marcel, j’ai gardé ce trait de France-Soir qui évoqua, je cite, son « profil pathétique de Christ barbu ».
Cet engagement, hors des sentiers battus, hors de la légalité, n’était pas tout à fait nouveau dans la vie de Marcel Deboudt. Il me confia plus tard, comment, pendant la guerre d’Algérie, il se rendait à Paris pour récupérer – ce fut alors sa première rencontre avec Sartre – des exemplaires sur papier journal de La Question, l’ouvrage du communiste Henri Aleg, interdit par le gouvernement et qui dénonçait les tortures commises par le corps expéditionnaire français contre les Algériens luttant pour leur indépendance. De retour dans le Nord, il lui arriva, avant de les distribuer, de cacher ces exemplaires sous le matelas du berceau de sa fille Florence.
Sa vie allait être marquée à jamais par ces combats illégaux si l’on peut dire mais toujours en faveur d’une légitimité, d’un droit de vivre. Je l’ai revu trente ans plus tard alors que j’écrivais un livre sur Sartre et ces années de révolte. J’avais rendez-vous à Lens avec lui, il est arrivé tenant sous son bras le dossier complet du tribunal populaire de Lens. Il avait tout conservé, il était le seul à l’avoir fait, à avoir gardé les minutes dactylographiées du tribunal, les témoignages des mineurs, des femmes de mineurs, les dépositions des experts, le réquisitoire d’une grande rigueur technique de Sartre montrant la responsabilité des Houillères ; les coupures de presse. Des lettres étaient jointes dont une annonçant mon arrivée dans le Nord, en tant que rédacteur de La Cause du Peuple.
Il avait toujours ce profil de Christ barbu, la même élégance d’esprit que la maladie ne lui retirera pas. Il pensait aux victimes de l’amiante et disait qu’il faudrait qu’aujourd’hui se tienne un même tribunal populaire regroupant les victimes, des experts, des partisans des droits de l’homme pour établir la vérité sur ces dizaines de milliers de décès passés et encore à venir suite à l’exposition à l’amiante, notamment dans la région du Calvados que les travailleurs ont surnommée « la Vallée de la mort ». Il avait des mots durs, que j’hésite à citer, comme : « Il y a quelque chose de pourri. »
Non, il n’avait pas changé, il avait gardé sa radicalité faite de compassion. Il n’était pas de ceux qui pensent que la souffrance ouvrière a disparu, que les inégalités devant la maladie et la mort ont disparu. Il confiait sa révolte. Elle ne l’abandonna pas, tout comme cette élégance mentale, un peu dandy, oui, un dandy révolté, singulier.
On me pardonnera de rapporter une annotation plus personnelle. Lorsque Florence, la fille de Marcel Deboudt, m’a téléphoné pour m’annoncer la mort de son père. Le portable a sonné et aussitôt, apprenant son décès et presque malgré moi, j’ai pensé au titre d’un ouvrage d’un auteur américain James Agee, un grand texte qui décrit les conditions de vie des travailleurs agricoles – Marcel était issu de ce monde-là – dans le sud des États-Unis, au siècle dernier, leur désolation, leur silence caché, leur dignité. L’ouvrage porte ce titre : Louons maintenant les grands hommes.
Louons Marcel Deboudt. C’était un grand homme, et il l’est resté jusqu’aux derniers instants de sa vie, grand par sa manière d’être, son inépuisable révolte que la maladie ne tarira pas. Grand aussi par son extraordinaire fidélité, sans partage, sans compromis, sans complaisance, sans romantisme, à la condition ouvrière.”

Pour continuer cette réflexion, je vous conseille le livre de Jean-Pïerre Barou, “Sartre, le temps des révoltes”, sorti en septembre 2006 aux éditions Stock.


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