(post?) - matérialisme

Publié le 09 septembre 2009 par Alainlecomte

C’est toujours une question qui taraude la philosophie. Depuis le début. Nizan (cf. ce billet antérieur) parlait des « matérialistes de l’Antiquité ». C’était Démocrite, Epicure, Lucrèce. A vrai dire plus justement qualifiés « d’atomistes » : des particules insécables par leurs combinaisons multiples devaient expliquer le monde.
Martine Aubry a remis au goût du jour, récemment, le mot même de « matérialisme », paradoxalement en se prononçant pour un… « post-matérialisme ». Peu de temps après, dans une tribune de « Libé », un sénateur socialiste , Jean-Pierre Sueur, reprenait le fil tenu par sa chef de parti. Plus « philosophe » qu’elle, il n’envisageait pas seulement le matérialisme sous l’angle assez vulgaire de la doctrine selon laquelle « plus on en a, plus on en veut » (variante du « travailler plus pour gagner plus » - mais qu’est-ce qu’on a à gagner ? se demande, angoissé l’apprenti travailleur), mais aussi sous celui de la tendance philosophique qui veut que l’on explique les phénomènes à partir de la Matière. Inévitablement, il s’en démarquait, voulant sans doute montrer que Martine Aubry avait doublement raison de prôner un post-matérialisme puisque sous le premier angle, on ne pouvait pas légitimer un monde ne cherchant « le bonheur » que par l’amoncellement des biens matériels, et sous le second, le matérialisme avait partie liée avec le déterminisme, lequel était, c’est bien connu, … l’ennemi de la liberté !
Comme si, chaque fois qu’une avancée scientifique vous prouve les déterminations biologiques que vous subissez… votre liberté en prenait un coup ! Votre cerveau désapprend au fur et à mesure qu’il apprend ? Mince… nous ne sommes donc pas libres d’apprendre et de savoir ce que nous voulons. C’est donc que la science a tort.
A suivre ce mode de raisonnement, à fuir les vérités scientifiques sous prétexte qu’elles dérangent, on sait où l’on va : vers l’obscurantisme.
Le matérialisme est, de fait, la philosophie implicite du scientifique, c’est l’attitude qui résulte d’un renoncement à faire intervenir en un point de la démarche d’explication le surgissement d’une réalité surnaturelle, d’un esprit. Le philosophe cogniticien Daniel Dennett, dans « La Conscience expliquée » illustre sa pensée au moyen d’un gentil fantôme qui se nomme Casper. Parce que Casper est un fantôme, il passe à travers les cloisons, mais parce que Casper est gentil, il rattrape avec ses mains de fantôme le linge qu’une bourrasque de vent emporte. Or, on ne peut pas jouer sur les deux tableaux à la fois : être à ce point immatériel qu’on ignore la matière des murs et pourtant suffisamment matériel pour se saisir d’une étoffe. Pour Dennett, ceci illustre une aporie de la pensée dualiste, qui tente d’expliquer l’humain à partir d’une interaction entre Matière et Esprit. Descartes est ici visé bien entendu, lui qui croyait même pouvoir loger précisément le point de rencontre entre les deux en un organe précis. Expliquer, comprendre nos attitudes, nos pensées, notre action, cela ne se peut que dans le cadre d’un monisme. Etrangement, une partie de la philosophie indienne arrivait déjà à ce type de conclusion, du moins à ce qu’on a nommé un « non-dualisme ».
Le problème ardu pour moi et non résolu, est la nature de ce monisme. En Occident, nous le qualifions volontiers de « matérialiste ». Dans les philosophies indiennes et bouddhistes, on aurait plutôt tendance à y voir un « monisme de l’esprit ». Mais à ce point… cela fait-il vraiment une différence ? Les mots de matière et d’esprit ne sont-ils pas alors interchangeables ? Et si, dans le fond, l’être et la pensée c’était tout un, selon l’axiome de Parménide?

Il y a beau temps que l’on ne se fie plus à une conception de la matière inerte, substance amorphe qui emplirait l’espace, ou myriade d’atomes présents dans nos corps, nos pensées et les étoiles : cette substance et ces atomes, il faudrait dire d’où ils viennent eux-mêmes. Alors quoi ? Deleuze et Guattari, dont on reparle en ce moment (joli livre illustré sur leur pensée par Jerôme Rosanvallon et Benoît Preteseille) se réclamaient plus d’un « naturalisme » que d’un « matérialisme », mais on peut y voir la même chose quand ils défendent l’idée d’un socle constitué d’une variation infinie : on ne tente pas d’expliquer la variation à partir du postulat d’une substance en se demandant : mais pourquoi cela varie ? Au contraire : on part de la variation pour se poser la question du pourquoi de la stabilité locale. Mais alors qu’est-ce qui varierait ? Rien. Ou plutôt : il faudrait imaginer quelque chose dont la seule substantialité serait la variation pure. Etrange.
Autrement dit, il faudrait partir d’un vide, mais à partir duquel il y aurait une structure et donc des changements de structure. A quoi cela fait-il penser ? Aux mathématiques bien entendu. Car il n’y a qu’en mathématiques que l’on connaît une multitude infinie d’objets qui sont tous sous-tendus par du vide : il n’y a rien, à la lettre, sous une structure de groupe. L’analyse différentielle se développe sans faire l’hypothèse de la moindre substance (le fait qu’on l’applique ensuite à du « donné physique » n’est pas une preuve de la nécessité de ce dernier).
On rejoint ici le point de vue d’Alain Badiou dont le texte philosophique regorge de passages mathématiques (et dont on lira le récent “Second manifeste pour la philosophie“). Une sorte de paradoxe de cette démarche : explorer le matérialisme vient à le fonder sur de l’immatériel, mais en même temps : quoi de plus « réel » que des structures mathématiques, au sens où il n’est nul manière de transiger avec elles, d’en inventer « librement », à sa convenance. L’ordre du mathématique, comme celui du « Réel » de la psychanalyse, ne souffre aucun à peu près, et pourtant en même temps il est insaisissable. Ici un paradoxe encore, qui devrait faire réfléchir notre sénateur socialiste de tout à l’heure : pas d’activité plus libre pourtant que celle du mathématicien !
Cette question de la liberté du mathématicien devrait nous faire réfléchir car elle peut servir de modèle à une théorie de « la liberté, tout court », dans la mesure où bien entendu « être libre » ne signifie pas laisser libre cours à nos impulsions… Le geste du mathématicien est libre au sens où rien d’autre ne le contraint que l’ordre du mathématique.
On peut certes ici objecter à partir d’une connaissance empirique des conditions de production de la science, que tel ou tel mathématicien agit dans un programme de recherche qui lui est plus ou moins dicté par l’ordre économique et politique. Si cela est, il n’est plus libre, bien entendu. Mais le mathématicien qui n’a qu’à répondre d’une énigme ou d’une urgence à approfondir une théorie nouvelle n’entre pas dans ce cas. Son geste est libre dans la mesure où il engage et où le mathématicien le sait : en l’accomplissant, il assume par avance les conséquences de ce qu’il aura posé, notamment des interdits quant à la possibilité d’existence d’autres gestes.
Jean Cavaillès , le grand philosophe mort trop jeune sous les balles des nazis l’avait vu dans un petit livre fulgurant qui fut publié à titre posthume en 1947 (« Sur la logique et la théorie de la science ») : même le signe (le signe mathématique) ne fait que renvoyer aux actes et son aboutissement n’est que l’engendrement d’autres actes. C’est dans un tel enchaînement qu’on peut situer une liberté. C’est un modèle pour la liberté au cours d’une vie : il n’est d’acte libre que respectant une cohérence interne avec d’autres actes. Si une personne ne se sent pas engagée par ce qu’elle commet, c’est tout simplement qu’il n’y pas eu d’acte au sens propre, mais seulement un vague mouvement : en ce cas, elle n’a pas utilisé sa liberté, elle n’était donc pas « libre ». Nous connaissons trop de gens qui n’auront jamais utilisé cette liberté tout au long de leur vie. Slavoj Zizek, dans « La parallaxe », oppose à tous ces cas l’exemple de Don Giovanni. Celui-ci est un casse-tête pour la morale classique, celle qui s’accommoderait bien d’un calcul d’utilités avant de définir quelle est la « bonne voie » à suivre. Car enfin, lorsqu’il se trouve face à la statut du Commandeur, que ne se repent-il pas de ses pêchés, lui qui y aurait tout à gagner ? pourtant il ne le fait pas : ce n’est ni par profit, ni par plaisir à venir, mais simplement (ici est ce que me semble vouloir dire Zizek même si ce n’est pas exprimé de cette manière) par soucis d’éclairer rétrospectivement la suite de ses actes au sein d’une vie dissolue comme émanant d’une authentique liberté.


Don Juan et le Commandeur