Il y a, à environ quatre ou cinq cents mètres de chez moi, une petite place boisée où je ne vais pratiquement jamais – deux fois en six mois, on ne peut pas dire que ça compte.
Il s’agit pourtant d’une assez jolie place, banale et intéressante, sans autre intérêt que ses deux ou trois terrasses de cafés aux tables proprettes. Il y a même des nappes, des coussins confortables pour les mémères, et les arbres sont je crois des acacias, mais je dis bien je crois. L’endroit est très calme, presque paisible : une place qui n’a peut-être même pas de nom et sans autres magasins que des commerces de seconde nécessité, ceux où l’on ne va pas tous les jours – l’assureur, l’encadreur, l’agence de voyage. C’est sans doute pour cela que je l’ai découverte tardivement, parce que je n’ai jamais eu la moindre raison particulière de m’y rendre. En plus, lorsqu’on vient de ma rue, elle est presque invisible et rien ne la signale.
A moins de faire un long détour, je ne connais pas d’autre moyen pour y accéder que de traverser de part en part le couloir de la gare de Lichterfelde Ost, un long couloir tapissé de carreaux de faïence d’un vert très fade, et ce couloir-là, soit que j’aille travailler soit que je rentre du travail, je n’ai jamais l’envie de m’y attarder. Peut-être parce qu’en semaine on y trouve toujours, stationnés en méthodiques rangs d’oignons, une moyenne de trois cents bicyclettes. On pourrait penser a priori que les cyclistes en ville sont des gens sympathiques. Je l’ai en tout cas longtemps cru, avant de comprendre qu’à Berlin le cycliste lambda est bien plus méprisant envers les piétons que ne l’est l’automobiliste en général – et donc je me fritte parfois avec des énergumènes à deux roues qui, dans ce couloir parfaitement moche et mal éclairé, m’invitent d’une façon un peu trop stridente à me pousser pour qu’eux puissent passer, ce qui de ma part, peut donner lieu à des remarques ordurières telles que Höre auf mit deiner verdammten Hupe du Wichser von Hurensohn (ce par quoi je fais comprendre à mon interlocuteur qu’il serait bien avisé de ne pas m’importuner avec sa foutue sonnette, fils de femme de petite vertu et honteux adepte de l’onanisme qu’il est.) Les allemands sont comme ça : il importe, à la première familiarité, de ne pas perdre une seconde pour leur rentrer dans le lard. C’est à ma connaissance la seule façon de les attendrir et de gommer leurs rugosités. Il est rare qu’ils se formalisent.
La petite place, donc, je l’ai découverte par pur hasard un jour où je ne travaillais pas, au printemps. Nous avons eu, ici, juste après la neige, six improbables semaines de soleil ininterrompu de la mi-mars à la fin avril, et ce jour-là, en déambulant tranquillement avec quatorze paquets de graines de tournesols à la main, je me suis dit que c’était une jolie place, ensoleillée, et qu’elle méritait bien que je m’y attarde pour boire quelque chose. Je ne sais pas ce que j’aurais bu si j’étais allé jusqu’au bout de mon idée. Peut-être une Warsteiner bien fraîche, ce qui, vers les quinze heures, est du domaine de faisable. En tout cas, j’avais déjà repéré une terrasse engageante avec ses petites chaises en fer forgé. Mais, à peine assis, ce qui a attiré mon attention en devanture de l’établissement c’était le panneau indiquant que la maison servait un café issu de cultures biologiques, et cela, je ne pouvais pas. Comme beaucoup de personnes nées en pleine nature, je suis en quelque sorte allergique à l’étiquette bio qui, à mon humble avis, n’est faite que pour caresser dans le bon sens la conscience du bobo moyen des grandes villes, celui-la même qui n’a jamais vu la merde au cul d’une poule et ne connaît pas l’odeur réjouissante du fumier.
Et enfin, cette petite place, j’ai néanmoins fini par y retourner voilà quelques jours, parce qu’il était écrit quelque part que je me devais d’y savourer au moins une fois une Warsteiner, en plein soleil, pour le prix modique de deux euros cinquante. Je crois me rappeler que c’était mardi dernier, et je peux affirmer qu’il faisait dans les trente deux degrés, A quelques mètres de moi, un groupe de jeunes gens parlait. Ils étaient tous assis à l’ombre, et je peux parfaitement le comprendre car la luminosité était presque gênante. Plus gênante qu’en plein mois de juillet - à cause de la position plus basse du soleil dans le ciel, je suppose. Enfin, c’est l’explication que moi je trouve pour justifier mes yeux rouges chaque fin d’été en septembre. Très distinctement, j’ai entendu une des jeunes filles expliquer au reste de ses amis que cette journée était officiellement la dernière journée de chaleur de l’année. Le journal que je tenais devant moi était d’accord avec elle : oui, la dernière belle journée de l’été. Dès le lendemain, car tout bascule toujours si vite ici, les matins ont considérablement fraîchi. Mon collègue Enrico, avec qui je discutais avant-hier, a ajouté que nous aurons sans doute la première neige dans cinq semaines. Il prévoit un hiver rigoureux et j’aimerais assez qu’il ait raison car ces hivers-là, lorsqu’il gèle à pierre fendre, il ne m’arrive que des bonnes choses. Je ne retournerai sans doute maintenant qu’en décembre sur la petite place, pour voir les illuminations de Noël.