Le bruit des trousseaux, je l'ai entendu, pas en prison mais dans des hôpitaux psychiatriques, et je pense qu'ils sont identiques, tout comme l'univers médical ou carcéral ont des points communs, parce que les gens sont prisonniers, enfermés derrière des fenêtres grillagées. Même vétusté des locaux aussi...
Petite fille j'étais hantée par une idée fixe, celle d'aller en prison! Il faut dire qu'à cette époque, dans les écoles primaires publiques d'après guerre, nous avions chaque matin, avant les cours, "une leçon de morale". En haut des murs de la classe, sur des bannières étaient copiées ces devises en gros caractères : "Bien mal acquis ne profite jamais!", "Qui vole un oeuf, vole un boeuf!", etc, etc...
Je crois en toute objectivité que les filous étaient moins nombreux à l'époque; les crapules ont toujours existé, mais il me semble que toutes classes confondues il y avait plus "d'honnêtes gens". Parfois je repense à ces années d'après guerre, au Général de Gaulle et à ses ministres qui oeuvraient pour redresser le pays (on peut ne pas être d'accord avec leur politique) mais ils avaient le mérite d'être intègres et de montrer l'exemple!
En attendant, lorsque j'étais gamine, je me souciais peu de politique... mais j'avais peur de la police (vélos, cape, baton accroché à la ceinture, "panier à salade" Peugeot noir, puis Citroèn noir et blanc...) et cette idée "Pourvu que je n'aille pas en prison", m'obsédait!
Il faut dire aussi que dans ce quartier de banlieue bien tranquille dans lequel j'évoluais les quelques individus qui avaient affaire avec la police et la justice, étaient regardés du plus mauvais oeil... On évoquait parfois à mots couverts cet ancien voisin "Russe blanc" (j'ai su très tôt ce que cela signifiait) qui était "interdit de séjour"... et puis il y avait aussi "Maurice" qui séjournait régulièrement derrière les barreaux et qui lorsqu'il était libéré, s'alcoolisait au point de massacrer sa propre voiture en la projetant contre le mur de l'école... et puis aussi, derrière chez moi, une dame algérienne élevant seule ses gamins et dont le fils aîné faisait des bêtises et était régulièrement arrêté...
Le bruit des trousseaux, les menottes, les uniformes de policiers ou de gendarmes, les prêtoires...Je n'ai jamais volé d'oeuf et encore moins de boeuf, alors je n'ai pas connu cela. Toutefois, en songeant à quelques procès retentissants de ces dernières années et à des erreurs judiciaires en découlant, par ce que des enquêteurs policiers ou magistrats avaient mal fait leur travail, donnant foi à de faux-témoignages, je me dis que chacun d'entre-nous peut basculer et se retrouver du mauvais côté...
Je songeais à cela aussi lorsque je croisais des prévenus menottés entre deux gendarmes dans les couloirs de la Gare du Nord. J'avoue que je ne pensais pas aux délits commis, ni encore moins aux victimes, je voyais ces hommes souvent jeunes et je ressentais de la compassion. De la gêne aussi, car j'avais honte de mon côté voyeur, j'aurais préféré ne pas les rencontrer, ne rien voir de ces scènes... et puis honte aussi d'être du bon côté, avec dans mon élégant porte-documents quelques "Dalloz" et des cours de Droit...
J'ai mis un terme à ces études qui m'avaient été imposées par ma famille, j'ai cessé de croiser ces convois de détenus... Les cours ont été brûlés, je ne sais où sont passés mes livres. Je n'ai gardé que le Code Civil... Je ne regrette pas, je n'étais pas carriériste, j'ai la certitude que j'aurais fait un très médiocre avocat et encore un plus mauvais magistrat.
"Le regard des gens qui apprenaient que j'allais en prison. Surprise, étonnement, compassion. "Vous êtes bien courageux d'aller là-bas!" (*) Il n'y avait rien à répondre à cela. Le regard me désignait comme quelqu'un d'étrange, et presque, oui, presque, quelqu'un d'étranger. J'étais celui qui chaque semaine allait dans un autre monde. Je pensais alors au regard qui se pose sur celui qui dit : "Je sors de prison." Si moi, déjà, j'étais l'étranger, lui, qui était-il pour eux?" P. C.
Après avoir écrit ce récit, Philippe Claudel le qualifie de "faux témoignage" et avoue : "Il me manque quelque chose d'essentiel pour parler de la prison, c'est d'y avoir passé une nuit." Impressionnant. L'EXPRESS.
Philippe Claudel - Le bruit des trousseaux - Le livre de poche n° 3 104
(*) Le même regard a été porté sur moi, parfois même désapprobateur, lorsque je me rendais plusieurs fois par semaine en visite à l'hôpital psychiatrique et j'ai entendu la même réflexion sur mon relatif courage. L'enfermement quel qu'il soit fait peur. Essayer d'avouer à certains : "J'ai fait de la dépression!" ou pis encore "J'ai été interné!"... des portes vous seront claquées au nez, des "amis" vous tourneront le dos! Coupables aux yeux de la société, d'avoir commis quelque sottise, ou d'être trop faible, trop sensible. Il n'est pas facile d'être marginal.