Karel Schoeman
Cette vie
Phébus. 2008. 265p.
Allongée dans l’obscurité, cette femme, aussi vieille que la bâtisse qu’elle habite (qui l’habite), au soir de sa vie, attend.
En poussant la porte donnant sur les terres grises du Karoo, elle tire les verrous de sa mémoire et c’est en vrac que se déversent ses souvenirs. Taiseuse zozotante parmi les rugueux, elle se regarde dans sa maigreur et ses silences, assise sur une chaise, meuble parmi les meubles, corps timide posé là à broder, repriser, ourler, voir, écouter. Mourir mais avant comprendre et solder les derniers comptes, que faire d’autre ?
J’étais assise à côté d’eux, j’aidais à servir le café, passais les assiettes, débarrassais le plateau… j’étais assise à côté d’eux et j’entendais les silences entre les mots, l’hésitation avant la réponse, l’esquive, presque imperceptible…
Son enfance, elle la regarde avec âpreté, probablement les yeux plissés, un hochement de la tête, probablement un haussement d’épaules, la bouche interrogeant cette vie qu’elle dissèque à l’heur de fermer ses yeux, sa vie et davantage celle des autres, dans le veld peuplé de zygophyllums, d’élytropappus argentés, de moutons en transhumance, elle se souvient.
Pays pauvre, pays rude, pays chéri. Comment ai-je pu vivre ici toute ma vie sans jamais te regarder, ou si peu, me contentant de temps à autre de coups d’œil furtifs qui m’ont laissée inassouvie… Pays pauvre, terre aride, pays rude peuplé d’arbustes rabougris, de pierres, de cours asséchés et de sources stagnantes… Pays ou le pardon n’existe pas…
Ils forment une famille où l’on parle peu, élève des moutons, pousse les limites de la terre, se marie sur consigne de la mère, prie sur demande du père, dans des lieux qui ressemblent si peu aux paysages d’Out of Africa. Sofie, femme du fils aîné Jakob, en pénétrant ce foyer si différent de celui qu’elle a quitté, l’envahit de sa lumière jusque dans les silences, les réprobations, les renoncements, les disputes à voix basses, les pleurs de l’enfant né d’on ne sait qui…, le sien. C’est une société afrikaner de fin du XIXe qui nous est donnée dans son quotidien, rude, recroquevillée sur elle même, rythmée par les gelées d’hiver, les travaux des champs, les tâches domestiques et le culte au temple, où la parole est rare, le rire parcimonieux, le secret lourd, les absences pesantes, la foi consubstantielle. En filigrane subtil est suggérée la guerre des Boers, sont tissés les liens unissant cette communauté besogneuse, fortement hiérarchisée en blancs, noirs, métis, bâtards, présageant l’apartheid de triste mémoire.
Quant à la mémoire (ou imagination ?), autant que l’intrigue et les hommes qui la contiennent, elle constitue une composante fondamentale de ce très joli roman. Dans la poussière secouée des toiles d’araignées, dans les ombres figées, la distance, l’abime ou les balbutiements, la mémoire tangue, se noie entre ombre, lumière et transparences, questions et hypothèses, images ou intuitions, doutes ou certitudes ?. Magnifiquement rendus sont les méandres de ces réminiscences qui s’imposent, se rétractent, éludent, hésitent, prennent forme à nouveau, donnant aux protagonistes, aux espaces leur pesanteur, leur complexité, leur immensité et leur lyrisme. Magnifiques les images qui se figent sur la flamme d’une bougie effleurant les visages, le cou blanc émergeant d’une robe noire, les chaises en rang d’oignons coincées contre le mur du salon. Magnifique le chemin entre mémoire à tâtons et récit captivant, l’une explorant l’autre, l’une ne pesant en rien sur l’autre. Magnifiquement livrée la solitude d’une femme mal aimée, invisible, qui s’accepte, par procuration, dans l’obscurité des autres.
Monique Dorcy