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Vol en rase-mottes au-dessus du saint-laurent

Publié le 14 septembre 2009 par Abarguillet

VOL EN RASE-MOTTES AU-DESSUS DU SAINT-LAURENT


Vous qui dites bien connaître le fleuve Saint-Laurent, l'avez-vous jamais survolé de nuit? Non! Non! Pas en 747 ou en DC8 à dix mille mètres d'altitude. On ne voit rien à ces hauteurs. Pas en Cessna non plus, c'est trop bruyant. Même pas en ultra léger. C'est bien trop dangereux de se casser la gueule dans ces petits engins. Et qui pourrait bien aller vous récupérer en pleine nuit au milieu du fleuve, hein?

Non, moi je vous parle d'un vol à très basse altitude, silencieux et sûr.

Comment est-ce possible, dites-vous?

C'est là mon secret. Entendons-nous bien toutefois. Je veux bien vous le dévoiler mais il faut absolument que ça reste entre nous. Le jurez-vous sur la tête de votre mère? Vous êtes né de parents inconnus, dites-vous? Allons, ne faites pas le pitre. Jurez-le... Bon, ça va.

Le monde est si méchant, vous savez. Mon secret est si simple qu'on pourrait m'accuser de sorcellerie ou d'avoir vendu mon âme au diable ou, même pire, d'être un membre de la secte des raëliens.

C'est bien parce que vous êtes vraiment un être au-delà du commun, déterminé comme on n'en voit plus et, par-dessus tout, possédant une foi à soulever les montagnes, que je vous dévoilerai ce secret.

Le vol dont il est question ici se pratique sans l'aide d'aucun appareil. Il s'agit simplement d'avoir un vêtement approprié. Une simple tunique, assez ample pour faciliter la portance lorsqu'on ouvre les bras. Rien d'autre, je vous l'assure. Tout est dans la tête.

Il faut évidemment se trouver un juchoir pour le départ, comme l'on fait en deltaplane. Je vous recommande fortement un clocher d'église. D'abord parce que vous en trouverez plusieurs commodément situés le long du fleuve, mais surtout parce que vous trouverez au sommet de ces saints lieux une ambiance propice au recueillement, ingrédient indispensable au vol libre que je vous propose ici. Comme vous le savez, la plupart des églises sont verrouillées de jour comme de nuit. Alors il vous faudra peut-être vous glisser dans le clocher à la faveur de la messe du matin. Apportez-vous un petit lunch, car vous devrez attendre jusqu'à la nuit dans votre perchoir. Des choses légères. Un estomac lourd tient mal l'air.

Choisissez une nuit de pleine lune pour bien jouir du paysage. Recueillez-vous une bonne heure avant le décollage. Imaginez-vous volant dans la nuit étoilée. Ne pensez qu'à ça. Le moment venu, montez sur l'appui du clocher qui donne du côté du fleuve en prenant bien soin de ne pas heurter le battant de la cloche. Ce n'est pas le moment d'alerter tout le village. Dès lors, concentrez-vous bien. Je vous assure que si, à ce moment, vous parvenez à vous visualiser volant dans les airs et vous y croyez, ça marchera. Fléchissez alors les genoux, descendez les bras le long du corps et, d'une solide détente des jarrets, projetez-vous vers le haut à un angle de 45o en lançant les bras vers l'avant d'un mouvement vigoureux pour tirer votre corps vers le haut (vous avez déjà vu faire Superman, n'est-ce pas?). A partir de ce moment, ne laissez jamais, vous m'entendez, jamais, le moindre doute envahir votre esprit.

À une hauteur de deux à trois cents mètres, abaissez les bras à un angle d'environ 30o de l'axe du corps et tournez les mains vers l'avant par une rotation des avant-bras (vous savez comme le fait la statue du Seigneur lorsqu'Il dit "Laissez venir à Moi les petits enfants"). Ce simple mouvement de freinage aura pour effet de vous amener à l'horizontale. Une fois ainsi établi à l'horizontale, détournez les mains. Vous naviguerez alors parallèlement au sol. À ce moment, ouvrez les bras comme pour faire le saut de l'ange. Ceci assurera votre stabilité. Maintenez cette position pendant quelques minutes pour bien sentir la portance de l'air. Tournez alors légèrement les paumes vers l'avant et vous vous verrez aussitôt prendre de l'altitude. Tournez- les vers l'arrière et vous redescendrez. Vos mains jouent le rôle des volets sur les ailes d'un avion. Basculez le corps vers la gauche ou vers la droite et vous vous verrez aussitôt virer du côté où vous avez basculé. A partir de là, je vous laisse découvrir vous-même les merveilles du vol et toutes les pirouettes et cabrioles que vous ne tarderez pas à apprendre.

Laissez-moi toutefois vous suggérer un itinéraire pour cette première envolée au-dessus du fleuve. Partez de Champlain, ce fort joli petit village à quelques kilomètres à l'est du Cap-de-la-Madeleine sur la rive nord du Saint-Laurent et descendez avec le courant. Si vous longez la rive, faites attention aux cargos qui passent si près qu'on les croirait en train de se faire un chemin dans les pelouses derrière les maisons. Je vous laisse découvrir Batiscan, Sainte-Anne-de-la-Pérade et Grondines. Ensuite, ce sera Deschambault et sa place de l'église qui vaut vraiment le coup d'oeil, puis Portneuf avec son quai en eaux profondes de près d'un kilomètre de long. Tiens, là, je vous suggère de partir de la rive et de remonter en rase-mottes tout le long du quai pour soudain déboucher au-dessus des eaux noires du fleuve. Frissons, saisissement et ravissement garantis. Pour finir en beauté, vous remontez en traversant le fleuve pour aller planer au-dessus des falaises de la Pointe du Platon où vous découvrirez le magnifique domaine Joly-De Lotbinière. Dès que vous reviendrez au-dessus du fleuve, basculez bien le corps vers la droite pour prendre l'incroyable coude à 90o que fait le fleuve immédiatement à l'est de Portneuf pour couler vers Cap-Santé et son pittoresque Vieux-Chemin qui débouche sur son imposante église de 1755. Puis ce sera Donnacona et les hautes cheminées de son usine de papier crachant leur fumée blanche dans la nuit noire, Neuville avec son petit village perché sur la colline, Saint-Augustin et son vieux Chemin du Roi qui longe le fleuve, Cap-Rouge et son extraordinaire chemin de fer aérien, les deux ponts de Québec, le Cap Diamant...avez-vous déjà vu le Château Frontenac la nuit du haut des airs? C'est un spectacle, je vous assure, tout un spectacle!

Écoutez, je parle, je parle, mais il est bien inutile de décrire avec des mots le voyage que vous entreprendrez. C'est tout simplement une aventure féerique et exaltante qu'il faut vivre soi-même. Vous m'en donnerez des nouvelles.

Est-ce que moi-même j'ai fait ce voyage, dites-vous?

Non, hélas, non. Ce n'est pas le désir, ni la foi qui manquent, croyez-moi. C'est simplement qu'à mon âge je n'ai plus assez de ressort dans les jarrets pour l'élan initial. Et puis ma santé est un peu fragile. Dans la nuit fraîche, vous savez, une pneumonie est si vite attrapée.

Comment alors puis-je être aussi certain que l'on peut ainsi voler?

Écoutez, j'ai lu la recette du vol autonome dans un vieux livre tout ce qu'il y a de plus sérieux où l'on traite de sujets aussi mystérieux que l'alchimie, les Rose-Croix, la théosophie et la pierre philosophale, pour ne mentionner que ceux-là. Ce livre est si vieux en fait que beaucoup de caractères sont effacés, usés sans doute par les doigts des vieux sages qui l'ont feuilleté. Je ne suis même pas arrivé à déchiffrer le titre du chapitre qui traite du vol autonome. Les seules lettres que j'ai pu reconnaître sont celles-ci:

_es _êv_s _o_s

Peut-être, de votre côté, arriverez-vous à déchiffrer ce mystérieux titre?

Quoiqu'il en soit, je vous souhaite bon voyage**

*Extrait de Épitaphe pour une brouette  de Jean MARCOUX

** Si jamais vous, Armelle, décidiez de tenter laventure, munissez-vous dun petit parachute au cas où vous rencontreriez une poche dair. Je ne voudrais surtout pas être privé de vos carnets de voyage.

VOL EN RASE-MOTTES AU-DESSUS DU SAINT-LAURENT

 

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