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Le porteur de clef

Publié le 14 septembre 2009 par Eleken

Une clef pour chaque chose.

Une clef pour chaque porte.

C’est le credo du porteur de clef. Celui qui ouvre, mais surtout celui qui ferme. Cela n’a aucune importance, mais il s’appelle Raymond. Il est vieux maintenant Raymond. Combien de temps qu’il fait ce travail. Trente, peut-être quarante ans… Peut-être un siècle, peut-être plus. Je ne le sais pas et lui ne me le dit pas. Il ouvre juste la porte et la ferme après. Personne ne lui adresse la parole. Que moi. Mais lui ne me répond jamais. Il me regarde juste de ses yeux las et continu sa tournée. Raymond ouvre nos cellules. Sans jamais ce soucier de ce qui se passe autour de lui. Personne ne s’en prend jamais à Raymond. Et pourtant, ici il y a des durs. Des condamnés se font tuer chaque jour, et chaque jour voit son tas de cadavres s’amonceler dehors dans la cour. La cour. Je n’y ai jamais mis les pieds. Je suis un « classe 5 ». Un prisonnier de l’avant-dernier échelon. Trop pauvre pour payer ne serait-ce qu’un paquet de cigarette. Au moins j’ai arrêté. De toute façon, si je veux survivre, il vaut mieux que je m’entraîne. La cellule n’est pas grande, à peine la taille de ma paillasse, mais les barreaux permettent de faire des tractions. L’hiver cela tient chaud.

Tiens, j’entends le cliquetis des clefs. C’est l’heure de se lever. Bonjour Raymond. Il ne répond pas bien sûr. Me regarde, baisse les yeux et continu de son pas claudiquant. Qu’est-ce que je fais ici déjà ? Je crois ne l’avoir jamais su. Il faisait nuit. Je dormais dans la pièce unique de notre appartement avec ma femme et nos deux filles. Ils nous ont prit comme ça, une nuit. Des cris, des aboiements, pas la moindre explication. C’est ce qui a du se passer pour beaucoup de ceux qui m’entoure. Partout ces visages résignés. Les vaillants ne font pas long feu. Ils seront tannés avant le soir sinon. J’avance, perdu dans mes pensées. Le rang me pousse dans sa direction. Il y aura à manger. Puis les exercices matinaux. Puis l’atelier. Et  ce soir, Raymond à nouveau. Il viendra fermer ma cellule. Ma cage si je peux appeler ça comme ça.

A l’atelier, je fabrique des serrures. J’assemble les pièces qui viennent d’un endroit dont j’ignore le nom. J’assemble c’est tout. Au début j’ai sourit de l’incongruité de fabriquer ce qui me maintient enfermé. Maintenant, je ne souris plus. C’est un boulot comme un autre. Une manière de passer le temps. Si je faisais partie de la « classe 4 », j’aurais droit d’aller casser des cailloux à l’extérieur. Mais bon, je n’ai pas le droit alors j’ai appris à l’oublier ce monde qui ne m’est plus accessible. Si j’étais un « classe 6 », c’est-à-dire ceux qui ne peuvent même pas comme moi faire un travail d’assemblage, je récurerais les chiottes et servirais de chair à canon pour l’entraînement de l’armée. Alors, assembler des serrures, c’est un boulot pas trop mal quand même.

Puis le soir arrive. Alors Raymond arrive. Sa clef à la main, il attend une seconde d’avoir vérifié que je suis bien dans ma cellule puis commence à fermer la porte. Avant que son visage ne disparaisse derrière l’acier, j’ai une impulsion soudaine. Je lui dis ceci.

« Tu es prisonnier comme moi ici Raymond.  Chacun de notre côté de la porte. Nous sommes des frères ici »

J’entends le temps d’arrêt qu’il marque. Pour la première fois. La clef ne tourne pas instantanément. Une seconde, pas deux. La clef tourne. Raymond s’en va.

Ce matin ce n’est pas Raymond qui est venu ouvrir. Il avait du retard, était vieux aussi. Un peu après, parce que même ici, on sait des choses, j’ai su que Raymond s’était pendu dans la nuit. Il avait un petit appartement là-bas quelque part. Il avait vu, par ma faute, ce qu’il se refusait à voir depuis tant d’années.

Il a trouvé le chemin de sa liberté.

Un jour peut-être le suivrai-je. Quand je n’aurais plus l’espoir de revoir ma femme et mes gosses.

— Eleken


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