Où le chien Fellow se livre à des révélations sur sa vie antérieure. Qu’un voeu sincère est parfois exaucé par le Créateur. Des conseils adressés par le chien à ses maîtres.
Cette odeur de soupe à la courge m’a rappelé quelque chose de mon autre vie, à l’époque refoulée du vieux dégoûtant, lorsque j’allais me réfugier chez la Zia. Comme à l’ordinaire, cependant, cela reste confus à l’état de veille; je suis trop plein de cette odeur ronde et dorée qui m’est venue par lampées de la table. Ce n’est qu’en dormant que je ferai revenir les images, mais pour le moment attention: voilà du nouveau.
Cela provient de la cuisine. Monbijou, une fois n’est pas coutume à midi, donne dans la viande préparée. Elle a mis son tablier et Belami chantonne sur la table. Tout à l’heure, me touchant du bout d’un pied, il a sursauté, puis sa main m’a caressé et je l’ai entendu dire affectueusement «Well, mais voilà mon vieux Fellow!», puis il m’a pris entre ses jambes et je me suis laissé faire comme un bon chien à son maître.
Je n’ai d’ailleurs pas à faire semblant, puisque bon chien je suis en effet, à proportion des soins attentifs qui me sont prodigués par mes maîtres; et j’y suis d’autant plus sensible, en y songeant au cours de mes longues après-midi solitaires, que le souvenir de ma vie passée se trouve comme exalté par mon nouvel état.
Une précision biographique s’impose alors: je fus une orpheline attouchée par un vieux dégoûtant, puis une fille angoissée que le corps des beaux garçons rapprochait de Dieu, puis une étoile montante de l’art lyrique des années 1890, puis une diva réclamée sur toutes les scènes, et Dieu me combla jusque post mortem puisque aussi bien Il savait, comme je le répétai maintes fois aux journalistes, que je rêvais de me réincarner sous la forme d’une petite chienne, si possible anglaise. Au demeurant, que cette nouvelle vie qui m’est accordée le soit dans la peau d’un mâle écossais ne m’a jamais fait problème; et de mon point de vue actuel non plus: rien à redire au fait qu’une partie de mes souvenirs soient d’un soprano colorature au nez de gourmet et dont la mémoire des yeux est une véritable Laterna Magica.
Lorsque Monbijou réapparaît dans ma zone d’observation, tandis qu’un cliquetis de vaisselle se fait entendre là-haut, c’est comme le bouquet d’odeurs d’une maison entière qui me revient: ce sont les rôtis des dimanches de la Zia, les dimanche heureux durant lesquels le vieux dégoûtant me laissait tranquille, tout occupé qu’il était par les Affaires du Ciel; et la Zia me consolait: «mais non que tu n’es pas une chienne, chante-moi plutôt quelque chose...» Car à l’époque seule la Zia était sensible à ma voix, tandis que le vieux dégoûtant n’y voyait que ruse du Mauvais.
Le vieux dégoûtant voyait le mal partout, et comme, adolescente, j’attirais tous les garçons du bourg, il ne cessait de me traîner à confesse et de m’obliger à lui mentir afin qu’il pût me châtier selon son penchant. En outre, je le répète, le vieux dégoûtant ne considérait pas d’un bon oeil le don de la nature qui faisait de ma voix celle que les foules allaient adorer dans mes années de célébrité. Bref, le ressouvenir de l’odeur de rat crevé du vieux dégoûtant me soulève le coeur, tandis que celui des parfums de la Zia me ramène à ceux de mes maîtres actuels, la sainte alliance Hermès et Guerlain plus les essences de santal de Dark Lady et le Chipie de Sweet Heart.
Je savoure donc ma vie actuelle. Et c’est cela, soit dit en passant, que je m’efforce de dire et de répéter à mes maîtres du fond de mon regard et par toutes les ondes dont je les enveloppe comme d’écheveaux de tendresse: savourez, savourez mieux, savourez encore mieux le moment qui passe et trépasse
A cet égard, je suis obligé de constater les incessants progrès de Belami sur les voies de l’insouciance et de la paresse sybaritique, tandis que Monbijou continue de s’inquiéter et de se soucier, de prendre sur elle tout le faix du monde et d’en redemander s’il vous plaît. Bref il n’est pas de jour où je ne m’associe occultement à Belami pour souhaiter que de temps à autre Monbijou se laisse aller au divin je m’en fichisme de l’étoile et de l’oursin.
En attendant j’aime à les promener tous les jours et je rends grâces aux odeurs de partout. J’aime aussi me vautrer auprès des demoiselles et recevoir leurs hommages qui me rappellent les câlineries des mes admiratrices dans ma loge de la Scala, quand elles arrivaient par troupes et me submergeaient de compliments et de baisers. Comme il est doux, quand Belami cesse enfin de rester à sa table à faire je ne sais quoi, qu’il branche son AZ 9055 Philips et qu’il me rejoint dans le salon pour se délecter à l’écoute d’Amadeus ou de Puccini, comme il est doux de se repasser ainsi ses vies.
Je sais maintenant qu’il suffit de s’en rêver une pour l’avoir. Or si Dieu me prête une autre vie encore, je voudrais retrouver bientôt mes maîtres dans un nouveau cycle d’avatars mais d’égal degré, afin que les relations en soient facilitées. Ne ferions nous pas de charmantes otaries à nous cinq ? Ou pour de plus longs périples, la vie de baleine à bosse ne nous conviendrait-elle pas mieux encore ?
De ma place sous la table je vois, à l’instant, leurs pieds se trouver, qui se sont cherchés quelque temps. Je sens qu’ils viennent de prendre la bonne décision. Dans un instant il y aura de belles odeurs de corps se partageant l’élixir d’amour. O que de douces remémorations l’apparition des corps nacrés entretient en ma mémoire italienne d’Ecossais à courtes pattes ! O que j’aimais m’allonger dans ma vie passée, après la griserie des salles bondées, sous la dure cambrure d’un choriste de Cavalleria rusticana, et combien j’approuve aujourd’hui les soupirs de mes maîtres, quels bons chiens ils sont quand ils se couchent...
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Au niveau du chien
Publié le 16 septembre 2009 par Jlk
Cette nouvelle est extraite du recueil intitulé Le sablier des étoiles, paru chez Bernard Campiche en 1999. Elle a été inspirée par le chien Fellow, alias Filou, qui a quitté ce monde dans la matinée du 16 septembre 2009.