100e chroniquePour V. somewhere
Je n'avais pas vu ça comme ça. Je regarde la liste des pays et je me dis que, quelque part sur terre, tu nous attends. Tu n'es pas encore né. Je ne sais pas du tout ce que veut dire ce verbe, "adopter". Et pourtant, après quelques doutes, je sens déjà quelque chose qui croît en moi: je suis enceint d'un "toi" que je ne connais pas. L'adoption? La plus belle paternité qui soit? Mais quel archange m'a donc soufflé cette pensée? Soudain, le voyage séminal est entre mes mains ouvertes. Père un peu moins second couteau. Mon cerveau va se contorsionner comme une limace, le temps de faire le chemin que mon coeur vient de parcourir à la vitesse de l'amour. J'ai été inséminé par l'intelligence d'une femme et déjà je mue, laissant derrière moi la vieille peau de la crainte.
Je ne connais même pas la couleur de ta peau, la forme de ton visage dessinée par l'empreinte de tes ancêtres. Pas une goutte de notre sang ne coule dans tes veines. Des milliers de kilomètres nous séparent et pourtant je ne sens aucune distance. Je deviens pur accueil, Marie a dû passer par là: Serviteur, Madame, Monsieur. Alors d'où? Mali? Inde? Bulgarie? Colombie? Je n'en sais rien, je ne veux pas te choisir - d'ailleurs, qui choisit? Je ferai la moitié du chemin et toi l'autre. Fille ou garçon? Qu'importe. Ensemble, ce sera déjà beaucoup. Nous venons toquer à ta porte, espérant que tu nous ouvriras. Tu n'as pas demandé à venir t'installer comme le ferait l'enfant du dedans, celui qui se pose confortablement en elle. Non, toi, tu as un chemin différent et tu aurais peut-être préféré qu'on ne vienne pas te chercher. Qui sommes-nous? Des inconnus déplacés et indiscrets sur la trajectoire de la rencontre entre ton père et ta mère. Témoins d'un rendez-vous manqué gravé comme une entaille à tout jamais dans ton coeur. Et tu pourras nous le reprocher: nous reprocher d'avoir été là, vautours en attente de toi perdu. Peut-être même que, pour toi, ce sera un deuxième échec: passer de ceux qui ne voulaient pas à ceux qui ne pouvaient pas. Puisses-tu ne pas faire des ricochets sur les injustices de la vie. Puissions-nous savoir t'apaiser par des amarres assez fortes. Non que nous te voulions lié, mais nous voulons te donner un lien fort avec la vie. Etre tes alliés, petite motte de terre exotique, porteuse d'ailleurs. Tout ce que tu es vient nous provoquer dans notre confort qui ne nous est plus d'aucuns réconforts. Tu as soufflé sur nos vérités.
- Oui, bon, mais vous, vous êtes qui?
- Tes parents...
- Mais vous êtes blanc comme une lune d'hiver!
- Ca, on ne peut pas le nier...
- Si je vous laisse dans la savane, vous ne tenez pas du lever au coucher du soleil!
- Euh... non, même qu'avant midi on est bouffé.
- Et vous prétendez être mes parents?
- On a de l'amour à partager...
- Et je suis votre faire-valoir!
- Chez nous il y a la neige...
- Dans mon coeur un trou béant.
- On le remplira!
Tu seras notre force, non notre faiblesse, ton sourire sera notre étendard. Je viendrai devant mon père, devant ma mère, devant mes amis et je dirai:
- Voici notre enfant.
Et aucun ne doutera plus, tous t'accueilleront dans la joie, avec tendresse, comme une fête. Quelques secondes d'hésitation peut-être dans le regard de certains, le temps de corriger la focale, de régler la balance des blancs, d'intégrer les contrastes. Ils s'attendront à du fondu enchaîné et c'est de l'arc-en-ciel déchaîné. Tu seras un outsider du biologique, en aucun cas une option ni un désolé-pas-pu, parce que pour toi, nous pourrons encore plus. Puisse, à travers toi, le verbe se faire cher et la différence familière, puisse notre quotidien s'éclairer de ta présence, puisse ton sang venir enrichir notre lignée. Tu n'es pas le pré-texte d'un autre qui ne voudrait pas venir: nous écrivons notre histoire avec toi. Nous n'avons pas pensé à toi parce que nous avons échoué: nous échouerions de ne pas t'oser.
Mais déjà je trouve que cette chronique a par trop le goût du sanglot du petit homme blanc pétri de culpabilité et de ratiocination. Viens, viens vite annihiler mes ergoteries de petit suisse pépère!
Image Benoît Lange