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Grisaille

Publié le 17 septembre 2009 par Joëlle Sacré

Il pleut. Les gouttes inondent la rue qui, rapidement, se transforme en torrent. Comment est-il possible qu'une petite goutte plus une petite goutte puissent faire autant d'eau?
J'ai les pieds trempés, les mollets éclaboussés, le dos frigorifié d'humidité. Les doigts serrés sur son manche, je m'accroche désespérément à mon parapluie. Mon parapluie à pois rouges sur toile noire, véritable gageure contre les gouttes de pluie s'écrasant, meurtrières, sur l'étoffe tendue de mon protecteur qui, intrépide, les assassine en filets dégoûlinants.

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Nous ne faisons qu'un lui et moi car tandis que je dirige son armature, afin que jamais l'eau n'atteigne mon visage, très fier de son rôle, il se garde de protéger ma nouvelle permanente. Il ne me quitte jamais, c'est mon plus fidèle compagnon. Par temps sec, il repose au fond de mon sac, bien installé dans sa housse élastique. A la première gouttelette, je le saisis d'une main rapide et de l'autre je le retire de son étui. Je presse le bouton et sans plus attendre, il s'étale à mon service. S'il venait à disparaître, si je le perdais ou si on me le dérobait, je n'ose imaginer ma détresse. Il n'est pas neuf, il doit dater des années 80. Nous en avons connu des balades, des villes, des aventures, des intempéries, des hivers et des soirées tardives. Quelques étés particulièrement arrosés aussi. Jamais il ne me fit défaut.
Toute à mes pensées, je marche d'un bon pas. Il est tard et j'ai un rendez-vous important. Ce soir, il m'emmène au restaurant. Nous nous retrouvons de l'autre côté du pont. Il pleut.
Il pleut davantage encore. La nuit commence à tomber et le vent accentue la sensation d'humidité. Je le tiens maintenant à deux mains. Je ne sais pas  qui dirige l'autre dans cet affrontement de septembre et ses caprices. Au seuil du pont Kennedy, une bourrasque plus violente nous attaque sans préambule. Mon parapluie tressaille puis glisse un peu entre mes doigts crispés qui, pour rien au monde, ne lâcheraient prise. Soudain, il se retourne en un bruit sourd déconcertant. Je n'ai plus en main qu'un pauvre diable informe, sans plus la force ni la volonté de se relever, ridiculement ébourriffé de sa toile détendue, éventrée par trois baleines pliées. Nous sommes lamentables d'eau et de vent. J'avais un rendez-vous important. Il m'attend. J'irai sans mon parapluie, tant pis. Il m'aime. Il comprendra les cheveux mouillés. Il essuiera le maquillage étalé. Il consolera mon moral décomposé. D'un geste brusque, je dépose la carcasse de mon parapluie sur la poubelle la plus proche, à l'autre bout du pont et j'accélère le pas. Il reste là. Seul. Démantibulé sur le tas de sandwishes non achevés et de cannettes cabossées. 

Il pleut moins. Les gouttes se font plus rares, les gouttières se vident et les rigoles s'affinent du courant d'eau. Je remonte mon col, je replace une mèche rebelle et je souris à la soirée qui m'attend.


Il ne pleut plus. Tout sèche, seuls quelques pois rouges sur une toile noire dépassent désespérément humides d'un tas d'ordures à l'abandon.

 

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