"Un après-midi d'octobre 1985, à Paris, je me suis sentie si mal que j'ai demandé au médecin de passer chez moi au retour du travail. Je l'attendais. Il était environ 20 heures ou 21 heures. On sonne. J'ouvre sans me méfier. Et devant moi, ma fille. Ma fille si désirée si belle - 25 ans - sur le palier, menottes aux poignets, deux CRS me bousculent, entrent, referment la porte sur ma fille, gardée par une femme. On fouille chez moi, on me questionne violemment. On me menace en paroles. "Association de malfaiteurs". Voilà ma fille arrêtée. On me demande son adresse. Je ne la connaissais pas. On ne veut pas me croire. Je dis juste : "Mais fouillez tout!" Je ne sais rien. Qui les a conduits jusqu'à mon adresse? Puis leur talkie-walkie fonctionne. Quelqu'un leur donne son adresse à elle et à son ami. Ils partent emmenant ma fille. Ce jour-là, c'est moi qu'on arrêtait, moi qui suis allée en prison à Fleury. C'est moi dont les poignets étaient entravés par les menottes. Jamais, jusqu'à mon dernier jour, je ne pourrai chasser cette image de ma tête, de mon coeur. Ce jour-là, ma vie s'est arrêtée pour de bon. Je l'ai soutenue à bout de bras; une lettre tous les jours; chaque semaine, le parloir; je lui apportais son linge propre embaumé de son parfum de Guerlain, car tout est interdit. J'oubliais mes clés dans ma poche, et ça sonnait, et les gardiennes me faisaient retourner en arrière, me fouillaient. Je devais tout déposer dans un casier fermé à clé. Je parcourais ces couloirs sinistres et tremblais de la revoir enfin, elle, ma fille. Je travaillais tous les jours. Prenais un bus à l'autre bout de Paris, pour arriver à Sainte-Geneviève-des-Bois. J'attendais au milieu d'étrangers jamais vus, mais vivant mon supplice. Pareil. J'avais juste le droit de prendre mes cigarettes et mon briquet à la main, et puis, venait si vite le moment de la quitter. La gardienne apparaissait. Le bruit des portes...
Tout, tout est fixé à jamais. Depuis ce jour, je suis toujours en prison. C'est moi sa mère qui suis détenue. Une prison sans barreaux, sans fenêtres cadenassées. Elle, elle a payé sa dette à la société. Elle est libre. Je ne peux lui en parler. Elle est une autre, et elle est moi en même temps. Je l'ai tant aimée. Il y a un mur maintenant; cette fille, comme toute fille pour sa mère, le prolongement de soi, une femme comme moi. Ma vie sera bientôt finie. Elle vit loin. Très loin. Je ne peux plus lui parler vraiment. Je suis toujours en prison. Je vis de livres, de musique. Encore de la musique, le jour, la nuit. Je ne sais plus ce que dormir veut dire. Je n'ai plus que son image dans les yeux, devant ma porte, enchaînée.
Je crois qu'une mère vit tellement fort ce que son enfant vit. C'est une blessure sans cicatrice. Je voudrais toucher la cicatrice et l'apprivoiser. Mais cela m'est impossible. Je suis condamnée à perpétuité. J'aurais voulu qu'on m'emmène à sa place. Au moins, j'aurais pu en parler, après. Mais il s'agit d'elle. Je n'ai pas le droit de parler. De dire la vérité.
Depuis, le moindre coup de sonnette ou de téléphone m'effraie. Je me suis créé mon univers où je n'autorise personne à entrer. Là, seulement, je parviens à écarter, de temps en temps, les barreaux. Furtivement. Je n'ai plus envie d'aimer et d'observer les gens. Ils me font peur. Ma grande solitude est mon seul refuge. Et je m'y suis habituée."
Amélie
Paroles de détenus - Librio n° 409 -