J’avais quitté les locaux lugubres de la maison d’édition enfouie au troisième sous-sol d’un centre commercial jouxtant la gare, fière de ma petite victoire sur la toute puissante Nathalie de la Marte, petite fille de l’architecte de cette construction post moderne maintenant décrépie. Sur le chemin du retour, j’imaginais sans peine sa surprise mutant en froide colère dès qu’elle poserait les yeux sur le manuscrit que je venais de lui remettre.
Il s’agissait d’une autofiction d’anticipation la mettant en scène au moment même où elle me congédiait d’un revers de la main, les yeux rivés sur son téléphone portable.
« Malo, hurla-t-elle, réunion extraordinaire à 17heures, débrouillez-vous pour que tous nos auteurs soient au rendez-vous !………….J’veux pas l’savoir !…………..Démerdez-vous et faites votre job pour une fois ! »
Malo remplissait le triste rôle d’homme à tout faire de la mégère. Ancien écrivain lui-même, il continuait d’écrire en secret des sonnets vengeurs qu’il envoyait parfois, de manière anonyme à son bourreau. Parce qu’il ya des années, ces deux là avaient été amants, la relation qui les liait gardait les couleurs d’une sombre rancœur traversée, ça et là, de pitoyables récidives le plus souvent avortées. La succession de ces échecs conférait paradoxalement une certaine légitimité à ce couple atypique et s’ils se détestaient ouvertement, ils n’envisageaient pas de se passer l’un de l’autre, au moins dans leur travail. Ils lisaient avec frénésie les manuscrits s’entassant sur le bureau de Malo, dans le but avoué et assumé de pouvoir s’en moquer ouvertement devant l’auteur convoqué à la seule fin de se voir humilié.
Refourguer de la merde enveloppée dans une couverture pastelle à un prix imbattable ne lassait pas d’exalter Nathalie de la Marte, que ses employés appelaient entre eux « la fouine » ou « la taupe » en fonction de leurs humeurs. Elle n’avait certainement pas du manquer de charme dans une jeunesse pas si lointaine mais ses traits tirés, comme ses cheveux ramassés en un maigre chignon, racontaient la somme de frustrations qu’elle avait endurée. L’épaisse couche de fond de teint ne cachait pas les rides nées de ses rictus et le vermillon de son rouge à lèvres soulignait une bouche trop mince, tombant sur une absence de menton. La Marte s’habillait, quelque soit la saison, de marron dont son coach lui avait assuré qu’il mettait en valeur son teint de blonde vénitienne. Elle courrait en sa compagnie chaque matin, dimanche inclus, dans le bois de Boulogne sans pour autant en tirer un bénéfice remarquable mais elle se convainquait ainsi qu’elle ne se laisserait pas abattre, qu’elle continuerait coûte que coûte de faire partie de ceux qui emploient, payent donc ont le dernier mot.
A dix-sept heures tapantes, elle fit irruption dans le bureau sans fenêtre de son bouc émissaire, qui sursauta comme à chaque fois qu’il la voyait débouler sans crier gare mais vociférant ses éternelles injonctions : « Au rapport, Malo ! ». Ce dernier baissa les yeux et haussa la voix étouffée par les trois paquets de cigarettes qui le faisaient tenir. « Nous vous attendons…Nathalie »
Quelques auteurs, absents de Paris en ce pont de l’Ascension, manquaient à l’appel mais la plupart n’avait pas osé contrevenir aux ordres de leur directrice qui ressemblait maintenant à une maîtresse d’école face à des collégiens muets, retenant leur souffle, craintifs et malheureux.
« La Louette n’est pas là, bien sûr ! Elle ne perd rien pour attendre, celle-là » murmura-t-elle à Malo qui dut baisser la tête et respirer l’effluve du parfum sucré qui le mettait dans tous ses états. Face à l’assemblée qui s’était levée à l’apparition de la matrone, elle esquissa son geste fétiche, parfaitement dédaigneux mais qui avait le mérite de faire admirer ses bagues tout en faisant tinter ses innombrables bracelets. « Assis ! »
Elle s’installa elle-même au pupitre surélevé et n’eut qu’à cligner un instant de ses yeux fardés pour faire déguerpir Malo qui s’effaça aussitôt, fermant le plus doucement possible la porte sur laquelle il colla son oreille.
« Si je vous ai fait venir aujourd’hui c’est, vous vous en doutez, pour gagner du temps, du papier et de l’argent. Vous vous contentez de peu, mes enfants et il va s’agir de passer à la vitesse supérieure si vous espérez conserver les privilèges que vous mettez plus d’énergie à défendre que vos pauvres romans insipides à écrire. N’oubliez jamais que si vous êtes là c’est que personne à part moi n’a voulu de vos productions dégueus ; J’ai longuement réfléchi, croyez-moi et force est de constater que vous partagez tous le même goût prononcé pour les voyages que vous offre avec mansuétude la Compagnie qui vous emploie. Qu’à cela ne tienne ! Vous aimez avaler les kilomètres ? Vous serez payés à la ligne. Malo !! »
Malo, plus voûté que jamais, posa sur la table une pile de dossiers de la même couleur vert pomme que la couverture des romans édités, avant de sortir à reculons sans avoir osé lever les yeux, ni sur sa directrice, ni sur les auteurs qui en prenaient à leur tour pour leurs grades.
« Dans ces dossiers figure, pour chacun, une feuille de route. Vous allez me ratisser l’Europe dans ses moindres coutures ; oui, je sais, Tatayeb, je vous ai réservé la France eut égard à vos préférences nationalistes que je ne peux que louer, mais c’est bien parce que votre oncle est député, ne vous méprenez pas ; on en reparlera aux prochaines élections….Bref, je veux du vécu, c’est pas compliqué même pour des ratés de votre envergure. A vous de choisir votre cobaye et de le faire parler ; chacun a une histoire à raconter, du moins chacun se l’imagine. Nos lecteurs, eux-mêmes voyageurs ne désirent qu’une chose : qu’on leur parle d’eux alors allons-y ! Des questions ? Alors au boulot ! Rendez-vous dans un mois, même lieu même heure. Je subis d’énormes pressions moi-même alors inutile de venir, chacun votre tour me parler de votre vie misérable. Votre avenir dans la maison dépend de vos futures productions. Mettez le paquet et vous bénéficierez d’un sursis. Rompez maintenant! Et n’oubliez pas que dans vécu, il ya cul ! »