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Du sable dans mes godasses

Publié le 18 septembre 2009 par Kranzler

Du sable dans mes godasses

Ce jour-là, je ne crois pas avoir calculé du tout les conséquences de ce qui serait mon choix. Un mensonge de six mois, ça ne me semblait pas insurmontable. Le grand habit du tricheur taillé sur mesure, je me sentais parfaitement prêt à l'endosser. Jamais peur, le grand imbécile. Avec deux sous de jugeote, j'aurais peut-être dû prévoir une petite armure à porter un jour sur deux, en alternance, histoire de ne pas cramer tous les fusibles en une fois. Je ne sais même plus au juste quand c'était. Un jour de printemps, ça je peux l'affirmer, mais l'année, je ne suis pas du tout certain de pouvoir avancer que c'était en 20. Mais bon, admettons que c'était en 2000. Ça devait être ça, d'ailleurs. Enfin bref. Mon père venait de m'apprendre qu'il venait d'avoir une conversation avec le médecin de famille. Une conversation au sujet des métastases de ma mère. Il commençait à y en avoir un peu partout: Le foie notamment était joliment encombré, et la grande question, celle que le brave docteur lui avait posée, c'était dire ou ne pas dire. Mon père, alors âgé de quatre-vingts ans, était un homme qui aimait les décrets. Et ce qu'il avait décrété, c'était que je déciderais moi-même s'il fallait apprendre à ma mère qu'elle était foutue. Accessoirement, lui qui en avait en horreur la cacophonie des grands débats stériles, avait en outre prévu que mes frères aînés ne seraient pas consultés. Forcément, ce jour-là j'étais un peu fébrile à l'idée de cette discussion que je devais avoir avec le médecin. Je me rappelle avoir marché deux heures le long de la côte, à marée haute, et avoir également bu deux bières belges en terrasse du bar de la plage qui venait juste d'ouvrir pour le début de la saison. La deuxième était carrément de trop, je le savais, mais s'il y avait un jour où je ressentais le besoin d'une petite secousse bien ferme, c'était bien celui-là. La bière avait un goût très fort. Le temps de foirer trois ricochets et de mouiller le bas de mon futal, j'avais déjà décidé de ce que je dirais. Il était ému, le toubib, parce que mes parents avaient été ses tout premiers patients vingt ans plus tôt. Et pas n'importe quels patients. Des comme mon père, il n'y en avait pas des tonnes avec qui il pouvait commenter les articles du Canard Enchaîné. Et des comme ma mère, qui avait cicatrisé à vitesse grand V d'une opération à coeur ouvert subie à l'âge de 73 ans, ça ne courrait pas tellement les rues non plus. Et puis, pensez donc, toutes ces brassées de lavande dont il héritait quand il venait en visite à la maison les jours d'été. Alors franchement, malgré la distance qu'il se devait d'observer, tout ça l'emmerdait et lui pesait gros sur la patate. Je me suis excusé de foutre du sable plein son cabinet et je lui ai dit comme ça qu'on pouvait entrer dans le vif du sujet. L'ennui, j'ai dit, c'était qu'il y avait ces deux pathologies en même temps qui limitaient le champ d'action. Le rétrécissement de l'aorte, qui avait été mal opéré et avait donné à ma mère à peine un an d'amélioration au lieu des dix escomptés. Et le cancer qu'on avait diagnostiqué six mois après et qui recommençait son travail de rongeur après un an de rémission. Que son coeur avait recommencé à déconner, elle le savait. Personne n'asphyxie en pleine nuit sans s'en apercevoir. Mais pour les métastases, elle ignorait encore tout. La chiotte, c'était qu'isolément chacun des deux problèmes aurait pu être traité. Mais, vu son age, aucun chirurgien n'aurait pris la responsabilité de réopérer une cancéreuse´à coeur ouvert: et de même, une chimio intense n'était guère envisageable sur une cardiaque. C'est ça, docteur ? J'ai bien résumé la situation. Il m'a répondu oui, parfaitement, et du tac au tac je lui ai annoncé que pour le cancer on ne dirait rien. On va la laisser regarder ses roses, j'ai dit, ses pivoines et ses hortensias, parce que, voyez-vous, lui apprendre la vérité reviendrait pour moi à distribuer un carton rouge, à lui asséner bêtement tu crois que tu es seulement à moitie foutue alors qu'en fait tu l'es complètement, faut pas rêver, hein. Tout le monde va fermer sa gueule, j'ai ajouté, et le docteur, qui était quelqu'un à qui on pouvait parler avec les mots de la semaine et pas seulement avec ceux du dimanche, a semblé trouver que ce n'était pas forcément une mauvaise idée. Il n'avait jamais aimé la mode des années 80, qui consistait à dire la vérité à tout prix. Une mode qui arrangeait toujours l'entourage mais difficile à porter pour certains patients. Voilà, c'était dit. Je ne savais pas encore que les six mois qu'on lui donnait à vivre allaient se transformer en vingt-quatre. En sortant du cabinet je suis retourné marcher le long de la mer. J'ai ramassé une poignée de galets bien ronds, bien plats. Six d'affilée parfaitement bondissants, j'ai réussi tous mes ricochets.

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