Pour vivre, il est
nécessaire d’éprouver des sensations (et les renouveler sinon elles deviennent des habitudes).
Après une analyse anthropologique succinte et réductrice, je considère que l’on trouve deux catégories d’individus, les "pantoufles" et "les nomades", ceux qui se shootent à la tranquillité et
ceux qui se shootent à l’adrénaline de l’inconnu, qui tracent leur sillon jusqu’au bout et avec courage et ceux qui s’amusent à effacer leurs traces en multipliant les aventures. Ceux qui
cultivent leur jardin et ceux qui ont des fourmis dans les jambes. À cette aune, j’appartiens indiscutablement à la seconde espèce, les nomades qui ne peuvent rester trop longtemps dans un même
lieu, une même activité. Bâtir puis s’en aller. Et si l’écriture et le théâtre restent des constantes dans ma vie, c’est sans aucun doute parce que ces deux activités vous mettent en danger à
chaque fois, et qu’il est impossible d’en épuiser les souffrances et les joies. Parce que pour le reste, je note une grande instabilité dans mes actions. Qu’on en juge plutôt. (Aïe ! Aïe ! Aïe !)
Ces chroniques deviendraient-elles une auto-analyse ?)
Des études de philosophie qu’ON me déconseillait fermement ce qui par esprit de contradiction me fit m’y engager (parce que déjà il fallait des débouchés, ce qui
montre que les études ont beaucoup à voir avec le Destop, éviter les filières encombrées !!!). Quelques années comme entraîneur de natation suite à quelques dispositions nautiques qui me firent
devenir un éphémère champion du Maine et Loire. Précurseur dans ce domaine de la formation de bébés nageurs, ces petits têtards instinctifs, puis de la natation en maternelle vécue non comme une
pépinière de champions mais comme une relation de plaisir dans la motricité avec l’eau, je me fis rapidement doubler par des professeurs d’EPS de l’Ensep qui pouvaient affirmer leur compétence
d’experts diplômés. Professeur de psycho-pédagogie dans les défuntes Ecoles Normales, je m’intéressais à l’enseignement des mathématiques et à ce syndrome d’échec qui traumatise des générations
d’élèves rebutés par la logique et les concepts. La mode était à l’expression corporelle, je tâtais donc de la danse avec les Ballets modernes de Paris de Françoise et Dominique Dupuy pour y
trouver une véritable pédagogie du mouvement. Mais je n’avais pas la grâce et la souplesse du danseur et Pina Bausch n’avait pas encore créé sa troupe en engageant des corps qui s’éloignaient des
canons habituels, je m’orientais donc vers le théâtre qui évitait la frustration d’un artiste coupé de ses cordes vocales. (J’ai du mal avec le mime qui fait de gros efforts pour nous montrer ce
que tout le monde peut voir) Je créais une compagnie à Segré qui se spécialisait dans un théâtre expérimental qui laissait le public de la salle du Foyer laïque où nous sévissions totalement
hagard à la fin des représentations. Mais ce fut le temps de mes premières adaptations et écritures avec notamment un "Zarathoustra ou le Temps du mépris" qui mêlait les écrits de Nietzsche au
"Do it" du révolutionnaire Jerry Rubin, tombé bien bas en devenant depuis animateur de séances de développement personnel....
Puis ce fut l’Inde, la Côte d’Ivoire, Haïti, le Pakistan, le Mexique, Institut français, Alliances françaises, lycées français et partout le théâtre à plein régime.
En 1990, j’avais pu déjà vérifier la toute puissance de la médiatisation. Ma pièce, "Rimbaud, nègre blanc", jouée au "Moulin à paroles" devenu "Petit chien" (!) lors du OFF d’Avignon, que j’avais
mise en scène avec une troupe de comédiens, danseurs et musiciens africains, ivoiriens, maliens et burkinabés, avec le griot vedette Adama Dramé, connut un succès foudroyant grâce à un article
d’Olivier Schmitt du Monde dès le troisième jour. Moment émouvant de se voir obligé de refuser du public pour cause de salle pleine. Mais il est vrai qu’à cette époque nous n’étions que 300
compagnies.
Avec le théâtre ce furent donc les joies et les peines de la création, avec des fortunes diverses : 4 autres pièces présentées en Avignon : celles dont j’étais
l’auteur ("Un sang d’encre", "Cache-Cage"), l’adaptateur ("La femme des sables" d’après le roman d’Abé Kôbô, "Thérèse en mille morceaux" d’après le roman de Lyonel Trouillot), l’acteur
("L’architecte et l’empereur d’Assyrie" de Arrabal). Et des moments de joie pure avec "Les fous de St antoine" adaptation du roman de l’auteur haïtien Lyonel Trouillot, ou la création d’un
spectacle mêlant poésie, piano et danse autour de poèmes de René Char. Dans ce dernier cas, un accueil chaleureux du public brisé par l’interdiction de Gallimard et de la veuve du grand homme
d’accorder les droits (il doit se retourner dans sa tombe lui qui ne se sentait bien qu’avec les humbles) faute d’appartenir à la catégorie hors classe des artistes de la jet-set.
En transformant une usine désaffectée en salle de
spectacle pour en faire une Maison des cultures actuelles à Châteauneuf de Gadagne (800 habitants) appelée Akwaba ("Bonne arrivée" en baoulé, langue d’Afrique de l’Ouest), il s’agissait moins
d’en finir avec l’errance que de se forcer à dépasser ses limites. Mais quoi ! En plein pays félibrige, nourri au provençal et étouffé par les traditions, installer un espace dédié aux jeunes
talents, à la musique electro ("ils font des râves, peuchère et de la musique de nègres"), aux tendances plastiques de la rue, ajouter un lieu mélangeant concerts de musiques actuelles et
théâtre, et cinéma, et danse contemporaine, cela frisait la provocation. Et le chœur des "installés" se gaussa de ces "théâtreux", enseignants de surcroît, qui devenaient des concurrents, qui
allaient vouloir une partie du gâteau (les subventions) qui n’est pas extensible et grignoter la leur.
Ainsi va le monde de la société du spectacle. Ainsi perdurent les rentes de situation des premiers arrivés, ainsi gagnent souvent les pantoufles. Il était temps de
partir. Mais l’esprit d’Akwaba continue sans ses fondateurs, avec la fougue de plus jeunes, ce qui est la plus belle des reconnaissances.
Et me voici à Cuba depuis trois ans. J’y écris, j’y mets en scène avec d’autres amoureux de la vie, d’autres passionnés de théâtre, de danse, de musique, de peinture
et de littérature, dans un pays où on a gardé, malgré les conditions de vie difficiles, la joie du partage et la générosité de l’accueil. Mais c’est une autre histoire...
À bientôt.
Maurice LÉVÊQUE
Photo : © Dominique LIN