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Brina Svit, Petit éloge de la rupture

Publié le 22 septembre 2009 par Angèle Paoli
Brina Svit, Petit éloge de la rupture,
Gallimard, Collection folio, 2009


Eloge de la rupture 1
Image, G.AdC


D’UN PETIT ÉLOGE, L’AUTRE

     D'un petit éloge l'autre, le ton change. Tout change.

     Cela aurait pu donner un diptyque original. Eva Almassy, premier volet, Brina Svit, second volet. Selon les règles de l'ordre alphabétique. Avec deux inédits, deux « Petit éloge de... », menés conjointement. Celui de deux ex-extracommunautaires. L'une d'origine hongroise, l'autre d'origine slovène. Deux femmes, deux amies, l'une et l'autre écrivain. Toutes deux appartenant à la catégorie littéraire des « bernard-l'hermite », écrivains qui se glissent, pour écrire, dans une langue autre que leur langue maternelle. Deux mittle-européennes qui ont choisi le français comme langue d'accueil.

     Lequel des deux petits éloges lire en premier ? Les deux me sont arrivés en même temps, le même jour, remis en mains propres par le même facteur. Même emballage, même format. Même provenance : Gallimard.

     En réalité, je n'en attendais qu'un. Celui de Brina Svit. Petit éloge de la rupture. Un « petit livre » qu'elle m'avait récemment annoncé par courriel. Maintenant qu'il m'arrive, ce petit ouvrage, il me revient en mémoire qu'elle m'en avait déjà parlé lors de notre dernière rencontre parisienne. Il y a deux ans. La rupture ? Rompre ? Tu sais faire ça, toi ? Moi, je savais, je ne sais plus. Peut-être croyais-je savoir et n'ai-je jamais su ? Et le voilà qu'il m'arrive, ce Petit éloge de la rupture, en même temps que le Petit éloge des petites filles d'Eva Almassy. Celui-là, je ne l'attendais pas. Je croyais Eva plongée dans la relecture de son prochain roman. Celui dont elle avait confié le manuscrit à Guy Goffette. Qui lui a dit que... Prendre les lectures dans l'ordre chronologique de la vie. Les petites filles d'abord, la rupture ensuite. Je renonce au diptyque. Cela fera plaisir à Brina et sans doute aussi à Eva.

     Éloge de la rupture ? N'y a-t-il pas là, au cœur de cette expression, une contradiction ? Comment faire l'éloge de ce qui fait souffrir ? Car qui dit rupture dit souffrance ! À moins que... Mais Brina a sa petite idée. Elle en connait long sur le sujet. Pourquoi pas, plutôt, un Petit éloge de la tendresse ? Comme le suggère J.-B. Pontalis à Brina Svit dans les couloirs de la maison Gallimard où ils se croisent de temps à autre. Cela pourrait se comprendre plus aisément. Mais non, Brina se sent mieux dans l'éloge de la rupture que dans celui de la tendresse. Et c'est d'elle que vient la proposition faite à son éditeur, Richard Millet. Installé dans son bureau ― deuxième étage des éditions Gallimard ― « dans sa position habituelle : les pieds sur le bureau, un manuscrit sur les genoux, son chapelet pas très loin », l'auteur de La Confession négative écoute Brina jusqu'au bout, réfléchit, puis dit « oui ». « Il ajoute même que c'est une bonne idée et que ça l'intéresse ». Va pour la rupture, ce mot qu'elle n'aime pas, mais qui n'en constitue pas moins un des « fils rouges » de son histoire personnelle.

     Petit éloge de la rupture ? Ce petit livre de rien, à peine un peu plus d'une centaine de pages, au demeurant fort bien composé, fort bien écrit, très agréable à lire, met le lecteur au cœur de l'une des problématiques fondamentales de l'auteur. La rupture. Une constante chez Brina Svit. Petites et moyennes ruptures, ruptures de moindre importance, ruptures graves et profondes, Brina Svit les connaît toutes. Toutes l'ont mise à l'épreuve. Elle les a toutes éprouvées. Celles qui ont jalonné sa vie de femme et sa vie d'écrivain. Rupture avec la mère, douloureuse mais nécessaire, rupture avec la langue maternelle – des pans entiers de phrases en slovène surgissent toujours à l'improviste, vingt ans après avoir quitté la Slovénie, au beau milieu d'une conversation en français –, rupture plus récente de son disque dur et disparition douloureuse de tout le matériau emmagasiné pour écrire son « petit éloge », onze mois de travail partis en fumée, onze mois d'écriture à reconstituer. Ruptures, sur fond de rivalités littéraires, avec ses amies. Rupture récente – pour cause de crise internationale (?) – avec Delo, le journal slovène auquel Brina Svit est attachée depuis tant d'années ! Et au beau milieu de toute cette tourmente – le récit de Brina Svit fonctionne par superpositions et entrecroisements circulaires, entrelacements judicieux de flash-back sur les œuvres déjà écrites et de réflexions sur les œuvres à venir –, la rupture amoureuse. Celle qui se vit au cœur du récit, en direct. Et qui laisse, du jour au lendemain, sans vie. Sans projet. Sans consistance. Celle qui laisse orpheline de soi et de l'autre.

     C'est autour de cette rupture brutale et du SMS meurtrier qui fait irruption sans crier gare dans le bel amour de la narratrice – « Je ne t'emmènerai pas en forêt. Trop compliqué, tout ça. Je sors de ta vie » – que viennent se greffer les ruptures satellitaires qui animent et aimantent la réflexion de Brina Svit. Avec comme petit fil rouge conducteur des plus ou moins grandes ruptures, les messages de Gil Courtemanche, écrivain québécois et ami, toujours au bord de la rupture lui aussi. Courts messages emplis d'humour qui émaillent le texte central de leurs éclats.

« J'ai bien hâte de vérifier si tu dis vrai à propos de la douceur de tes jambes. Puis nous rompons, écrit Gil. »

     Mais tout cela peut-il constituer un matériau suffisant pour faire de la rupture un sujet littéraire ? Oui, si l'on a soudain l'illumination, comme Brina Svit, que l'« on ne peut écrire que contre les siens », que l'« on ne peut qu'être extracomunitario dans l'écriture ». Une dissidente de l'écriture. C'est ce qu'est Brina Svit depuis Moreno. Le roman qui lui a permis de faire le grand saut dans le français, sa langue d'accueil. Pour faire de la rupture un sujet littéraire, un éloge, il faut aussi du talent. Un savoir écrire, agencer, organiser, construire. Et une langue agile, souple, légère et enlevée. Une langue qui a du corps, le corps sensuel d'une aficionada du tango. Ce qu'il faut enfin, selon Brina Svit, c'est « faire un texte qui tranche, qui invente, qui expérimente, qui s'ouvre aux autres ». C'est ce projet-là qui emporte l'adhésion de Richard Millet. Pourtant l'écrivain le plus éloigné qui soit de Brina Svit. Celui dont les grandes phrases arborescentes mettent Brina au bord de la suffocation et du vertige. Mais c'est sans doute aussi parce que Richard Millet est un écrivain en rupture – rupture de ban avec l'écriture contemporaine qu'il n'apprécie guère et dont il méprise et la pauvreté et l'approximation grammaticale – que Brina Svit se sent à l'aise avec ce fervent « chevalier de l'imparfait du subjonctif ». Elle qui a déjà tant de mal avec le passé simple ! Au-delà, à lire ce Petit éloge de la rupture, il y a le « plaisir du texte », le bruissement de la langue. Et celui de retrouver Brina. Dont l'écriture, esprit et lettre, ne peut se confondre avec aucune autre.

     En exergue à ce Petit éloge de la rupture, cette phrase de Cioran, auteur vénéré de Brina Svit :

« Il ne faut écrire et surtout publier que des choses qui fassent mal, c'est-à-dire dont on se souvienne. Un livre doit remuer des plaies, en susciter même. Il doit être à l'origine d'un désarroi fécond, mais par dessus-tout, un livre doit constituer un danger ».

     Voilà qui est. Ce Petit éloge de la rupture ravive tous les feux de la séparation. La brûlure est là, intacte, vivante sous les mots, qui frémit sous la langue. Les textos d'avant la rupture sont là, eux aussi, qui attisent les flammes sous la cendre :

« Je suis avec toi, en tous sens, amoureux de toi, de ton feu, de tes lèvres, de tes envies, de tes contraires, roc en mer et langueur au soleil... »

     ou cet autre :

« Viens de courir dans le vent et giboulées. Tu me rends intensément vivant. »

     Restent pour la lectrice les délices d’une subtile « confession impudique ». Et pour Brina Svit le tango. Un sublime antidote pour rompre, le temps d'une langoureuse milonga, avec le désarroi et le chagrin.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli



BRINA SVIT

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Voir aussi :

- (sur Terres de femmes) Brina Svit/Cela s’appelle l’aurore (Coco Dias ou la Porte Dorée) ;
- (sur Terres de femmes) Coco ou le désarroi de Brina ;
- (sur Terres de femmes) Conversation privée avec Brina Svit ;
- (sur Terres de femmes) Brina Svit/Turris eburnea (Moreno + bio-bibliographie) ;
- (sur Terres de femmes) Brina Svit, Un cœur de trop ;
- (sur Terres de femmes) Brina Svit/Rue des Illusions perdues (Con brio) ;
- (en commentaires sur Terres de femmes) Mort d'une Prima Donna slovène ;
- (sur Terres de femmes) Portrait de Brina Svit dans la galerie Visages de femmes (+ extraits de Moreno, Un cœur de trop, Coco Dias ou la Porte Dorée ;
- (sur Terres de femmes) Bibliographie sélective d’ouvrages d’écrivains contemporains slovènes ou de langue slovène traduits en français.



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