Felipe Gonzales
Après notre semaine "d’apprentissage à être parents", d’accoutumance avec les couches culottes, les laits de toilette et les bains tièdes, on nous déclara « bons pour le service » et nous autorisa à retourner vivre chez nous en emportant le "paquet cadeau" gagné de haute lutte. En une semaine, il répondait déjà au prénom que nous lui avions donné et ce qui nous apparaissait comme un viol d’identité avait disparu dans les sourires de ce petit bout qui, pour bien nous faire comprendre qu’il nous appréciait au plus haut point, décida au bout de deux jours de s’asseoir lors de sa toilette, ce qu’il n’avait jamais fait jusqu’alors selon sa nounou.
Souriant, manifestement satisfait de sa performance, il nous regardait avec l’air de nous dire qu’il acceptait de faire autant d’efforts que nous pour se glisser sans heurt dans notre vie d’adultes.
Pour qu’il ne soit pas dépaysé la chambre que nous lui avions préparée reprenait nombre de décorations et de jeux qui meublaient déjà celle qu’il allait quitter.
Cet enfant, qui n’avait pour ainsi dire connu que sa nounou, démontra rapidement de formidables capacités d’adaptation, passant de bras en bras, de baisers en caresses prodigués par nos familles respectives et les nombreux amis qui se pressèrent alors à la maison.
"L’enfant roi" pensez-vous ?
Non pire que cela, gâté, pourri de cadeaux dont nous ne savions que faire, nous aurions pu ouvrir un magasin Fisherprice, Légo ou une bibliothèque spécialisée dans les livres aux pages plastifiées..
Un de nos amis alla même jusqu’à refaire complètement notre jardin afin que plus tard le "château branlant" puisse s’y amuser sans crainte.
Il en supprima toutes les roses, ne laissant autour de l’unique palmier du quartier que les camélias, les hortensias, les tulipes, les arbres fruitiers ainsi que notre énorme mimosa et les lilas blancs.
Notre vie changeait du tout au tout, rien d’autre que Matthieu n’avait d’importance et pour que je m’implique de nouveau dans mes activités politiques, il fallut un concours de circonstance qui mérite d’être raconté.
Comme il a déjà été dit, j’avais accueilli Felipe Gonzales au congrès du PS à Nantes en 1977 et avais été profondément marqué par son charisme et sa simplicité. Le PSOE avait loupé de peu la majorité aux élections législatives et se profilaient à l’horizon les premières élections municipales de la période de l’après Franco.
Tous les partis sociaux démocrates européens aidaient le PSOE à s’organiser et parmi eux le SPD allemand déversait des montagnes de marks dans les caisses de notre parti frère espagnol. Les liens entre militants français et espagnols étaient établis de longue date, les compagneros fuyant l’avancée des troupes franquistes avaient été aidés par tous les militants de gauche.
Face à l’omnipuissance des Allemands, Mitterrand constata rapidement que le PS, qui était éloigné du pouvoir depuis des décennies, n’avait pas les moyens de s’aligner et que l’axe sud européen qu‘il appelait de ses vœux, pour contrer la tendance "néo-sociale-libérale" des sociales démocraties nordiques, n‘avait aucune chance d‘exister si le PS français était absent des efforts consentis pour consolider l’installation pérenne du PSOE dans le paysage politique espagnol et européen.
Puisque le PS était financièrement démuni face aux Allemands, il lui fallait mettre en pratique le slogan de l’époque : "quand on n’a pas de pétrole, on a des idées"…
Il décida d’impliquer le PS dans la préparation des élections municipales espagnoles et d’y envoyer un petit nombre de militants spécialistes de l’action municipale qui animeraient une session de formation des candidats, notamment ceux des grandes villes.
Il faut bien avoir en tête qu’à l’époque, les villes étaient dirigées par des alcades, des maires, nommés par le pouvoir central, c’est à dire Franco et que toute l’administration municipale relevait du même système de sélection.
C’étaient les premières élections municipales libres depuis 1936 qui allaient se dérouler.
Une délégation de cinq membres, conduite par Robert Pontillon, chargé des relations internationales, fut constituée par Mitterrand . Elle comprenait un jeune maire socialiste qui avait succédé à Antoine Pinay à la mairie de Saint Chamond et était agrégé d’Espagnol, Michel Delebarre directeur du Cabinet du maire de Lille, Antoine Blanca, fils de réfugié, animateur des réseaux de résistance espagnole en France et membre du Secrétariat national du PS, et moi-même.
Notre petit groupe fut accueilli à Madrid par Fajardo le responsable de l’organisation interne du PSOE, ce qui ne manqua pas de nous surprendre car son homologue français s’appelait, lui, Fajardie !
Tout de suite, nous fumes mis devant la réalité du climat politique local en se voyant attribuer d’autorité une escorte de policiers en civil chargés de nous protéger pendant la totalité de notre séjour.
Il en était de même pour les parlementaires socialistes que nous avons rencontrés.
Toute notre délégation maîtrisait la langue de Cervantes mais notre tâche était largement facilitée par le fait que nombre de candidats étaient d’anciens réfugiés en France et pratiquaient donc un français courant.
Toutes les grandes villes espagnoles étaient représentées et nous ne nous attardions pas sur les méthodes de communication que ces candidats maîtrisaient parfaitement mais prenions soin de leur expliquer le rôle exact de l’élu dans un système démocratique afin qu’une fois à la tête de leur cité, ils ne se transforment pas en chef de service mais gardent leurs capacités d’innovations et de propositions.
Autour de sujets simples nous développions l’idée que la collectivité la plus proche devait répondre à une aspiration générale résumée par :"un toit, une école et un travail pour tous ".
Après avoir élaborer un programme général susceptible de constituer l’ossature de la politique du PSOE en la matière et donc capable d’alimenter une campagne nationale, lors d’une réunion de travail, je suggérais d’organiser pour ceux qui le souhaitaient un court stage en France dans les mairies dirigées par des socialistes afin qu‘ils se familiarisent avec le travail quotidien d‘un élu.
L’idée en fut retenue et quelques jours plus tard, une quarantaine de candidats débarquaient en France et étaient répartis dans autant de villes françaises et pris en charge par les militants.
Après quinze jours d’expérience, tout le monde se retrouva à Suresnes où les conclusions de chacun furent mises en commun avant de rentrer en Espagne où cette fois, seul, je les raccompagnais pour lancer la phase nationale de la campagne officielle qui commençait.
Le résultat de ces élections dépassèrent toutes nos espérances puisque la totalité des grandes villes furent gagnées par les candidats du PSOE et qu’au soir de ces élections, Felipe Gonzales envoya un message à François Mitterrand ainsi qu’à la Fédération des Elus Socialistes pour les remercier chaleureusement de leur aide efficace.
A vrai dire, je n’étais pas peu fier, car tutoyer tous les maires socialistes des grandes villes espagnoles n’était pas donné à tout le monde.
Quelques semaines plus tard, alors qu’à Paris, je donnais un cours à l'Issec sur "l’économie des collectivités locales", je reçus un curieux appel téléphonique.
C’était le secrétariat de Jean Claude Decaux, le grand manitou du mobilier urbain, qui souhaitait me rencontrer dans les meilleurs délais.
L’informant que j’étais à Paris, il me demanda s’il était possible de dîner dès ce soir avec ce personnage qui faisait souvent l'actualité.
Je suggérais un dîner pour le lendemain car dans mon cours, j’avais rencontré quelqu’un qui avait traîné ses culottes courtes avec moi sur les bancs de l’école primaire.
J’avais de lui le souvenir précis d’un garçon que nous regardions avec suspicion , ses parents n’habitaient-ils pas dans un vieux wagon rouillé abandonné dans un recoin de la gare de triage toute proche ?
De plus, pour le protéger de rhume, angine et grippe, ses parents ne lui faisaient-ils pas avaler tous les jours d’hiver des gousses d’ail dont il empestait notre atmosphère en classe ?
J’étais tombé des nues quand ce dernier s’était présenté à moi à la fin d’un cours car il était bien la dernière personne que je pensais rencontrer dans cet aréopage d’économistes confirmés.
Il m’expliqua derechef le cheminement professionnel qui fut le sien.
Sorti major d’une école de commerce, il avait été recruté chez Paribas où il s’occupait de gestion de patrimoine.
A la demande de son employeur, il avait créé son propre cabinet de consultant et alors que toute la presse nous montrait le sinistre destin des boat -people secourus par les équipes de Médecins sans Frontière, lui avait décidé, avec l’accord du gouvernement français, de se consacrer aux "Yacht- People".
L’inéluctable migration des riches de Hong Kong fuyant l’arrivée des communistes chinois, lui donnait une occasion rêvée pour se présenter à eux et leur proposer un passeport français moyennant leurs investissements en Nouvelle Calédonie ou en Polynésie.
Pénétrant dans son immense appartement de Passy, je compris que ce genre d’activité devait laisser quelques opportunités de s’enrichir….
Le lendemain, à 19 heures, une Porsche blanche m’attendait devant l’entrée de l’Issec, son chauffeur arborant une pancarte portant mon nom. Il devait me conduire à Plaisir au siège social de J.C. Decaux.
Chemin faisant, alors que nous traversions le Bois de Boulogne, je demandais l’autorisation d’utiliser le téléphone qui trônait sur le tableau de bord pour appeler ma femme. Et souhaitant lui dire que je l’appelais d’une voiture, ce qui était peu courant alors, je lui posais bêtement la question : "sais tu d’où je t’appelle ?".
Devant son silence, il me fallut lui avouer que nous traversions au Bois de Boulogne…
Bonjour les conneries…
Arrivé à Plaisir, je fus accueilli par JC. Decaux en personne qui, me remerciant d’être venu, me glissa que le dîner serait des plus simples puisque nous n’étions que deux.
Il m’introduisit alors dans une salle à manger où nous était dressée une très longue table de verre noir, dont le milieu était ouvert pour ne laisser dépasser qu’un superbe bouquet de fleurs qui arrivait au niveau des verres.
Sa volonté de m’impressionner était d’autant plus évidente que la personne chargée du service revêtait un habit de service comme on n’en fait plus depuis un siècle et se révéla antillais. Serveur noir, table noire et couverts posés sur sets blancs !
Là, à ma grande stupéfaction, au lieu de m’entretenir de ses éventuels projets nantais, il m’apprit qu’il n’ignorait rien de mes activités espagnoles et que me sachant très introduit auprès des nouveaux élus municipaux, il estimait être en mesure de me proposer de prendre la tête d’une société qu’il s’apprêtait à créer en Espagne afin d’y développer une activité similaire à celle de ses abribus et autres sucettes destinées à recevoir de la publicité.
J’étais éberlué, sans voix.
Comment ce type avait-il pu apprendre aussi vite ce qui n’avait pas été rendu public ?
Comment pouvait-il penser que ce que j’avais fait par militantisme, je serais prêt à le monnayer auprès du premier venu ?
Comment ce personnage, en qui je respectais celui qui n’avait pas hésité à acheter toute une page du New York Times pour inviter les américains à accueillir le Concorde, comment pouvait-il penser qu’il suffisait de mettre les petits plats dans les grands et de me proposer une situation financièrement dorée sur tranches pour que j’aille me vautrer dans un jeu où les "petits arrangements" sont monnaie courante ?
Je le laissais m’exposer les avantages d’une telle situation, un salaire fixe mirobolant, un pourcentage sur les affaires conclues, une résidence de fonction à Madrid, des frais de représentation plus que conséquents
Satisfait de sa démonstration, c’est tout juste s’il ne me présenta pas un contrat à signer sur le champ.
Je le remerciais de "cette proposition qui m’honorait.." et lui dis qu’ayant répondu à l’appel d’un ami devenu maire de Nantes, il me semblait difficile d’y mettre fin aussi prématurément.
Croyant que je souhaitais par ce stratagème faire monter les enchères, il m’assura que l’avion de sa compagnie serait aussi à ma disposition pour les nombreux déplacements que j’aurais à effectuer.
Une tranche de sorbet accompagnée de champagne plus tard (le Kennedy français prenant soin de sa ligne), je le quittais en promettant de réfléchir à sa proposition, déjà convaincu de n’y pas donner suite.Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu