Magazine Journal intime

Miroirs

Publié le 23 septembre 2009 par Cecileportier

Miroirs
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 Vous croyez que l’esprit d’une âme, c’est comme une table de billard ?

-         J’espère que non

Thomas Pynchon, Vente à la criée du lot 49

Nathalie travaille chez L’Oréal. Mission courte : trois semaines. Un dépannage seulement, à la comptabilité. Elle s’y met, elle travaille, c’est beaucoup de saisies quand on a des missions courtes, beaucoup de chiffres à aligner dans des tableurs Excell, dans les logiciels internes de comptabilité. Elle s’y met, elle travaille, mais invariablement son esprit glisse, de se retrouver ici, chez L’Oréal, son esprit glisse vers d’autres représentations que celles de ces factures fournisseurs qu’elle doit traiter toute la journée. Elle a dans la tête Naomi Campbell, Laetitia Casta et les autres. Elle prend la mesure de l’écart, elle l’a toujours prise, tout l’y invite, mais l’écart aujourd’hui se creuse, entre l’image de ces femmes flamboyantes, et sa propre image, celle qu’elle donne aux autres, celle qu’elle a d’elle-même.

Et d’être là dans ce temple de la beauté, fait que le travail, le même ou presque que celui qu’elle fait ailleurs, n’a pas le même goût. Il a le goût, exactement, du mot qu’on a sur la langue et que pourtant on n’arrivera pas à attraper.

Nathalie aligne en colonne les montants à régler aux gros fournisseurs et faisant cela consciencieusement elle pense à tout autre chose, elle pense à son corps. Elle pense à son corps comme à une image. Elle projette mentalement l’image de son corps, traquant toutes les imperfections qui font qu’elle n’est pas dans la même colonne que Naomi Campbell et Laetitia Casta, en espérant sans y croire que les formules d’un des nombreux laboratoires de recherche de L’Oréal pourrait la faire changer de colonne aussi aisément qu’elle transporte un chiffre de la colonne « en instance de règlement » à la colonne « payé ».  

Au fur et à mesure qu’elle saisit les montants dus pour les livraisons de septembre en emballages de toutes sortes (flacons, cartons, et autres conditionnements), elle se dénude mentalement, elle arrive à cette nudité crue de l’image qu’elle a d’elle-même, et qu’elle croit vraie.

Elle se voit le teint fatigué, les yeux cernés. Elle considère que le bord externe de ses yeux est tombant et triste un peu.

Elle se trouve un front pas assez ample, elle le cache par une frange, elle n’est pas sûre de la justesse de sa tactique.

Elle arrache souvent ce qu’elle ne peut plus tout à fait considérer comme ses premiers .cheveux blancs.

Elle se sait le ventre amolli par les grossesses et le manque d’exercice. Elle a sur les cuisses cette désagréable, quoique joliment nommée peau d’orange.

Elle a des seins qu’elle trouve petits. Trop. Tellement petits d’ailleurs, qu’elle en a oublié un chiffre dans sa dernière saisie, provoquant une erreur entre le montant du et le montant réglé, que fort heureusement le logiciel lui a signalé avant validation.

Cela, elle a pu le corriger.

PS : je n’ai jamais mis les pieds au service comptabilité de L’Oréal, contrairement à Nathalie, qui, je l’ai expliqué y était un peu distraite. Qu’on me pardonne les imprécisions documentaires inévitables sur la gestion des fournisseurs de cette grande entreprise.


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