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Carnets de marche. 22

Publié le 23 septembre 2009 par Angèle Paoli


CARNET N.22


22.
     Et ce vallon qui descend jusqu’à la mer, peut-être pourrais-tu le rendre à sa poésie des origines ? Toi qui sais le pouvoir des images, peut-être pourrais-tu délier par tes mots le Muragellu enfermé au creux de la terre ? Invisible. À moins que de mémoire d’homme, il ne soit englouti ― pour toujours ― sous les monceaux de détritus que chacun persiste à déverser dans sa gorge éventrée. Par dessus le muret qui ceinture le pont du Muragellu, gravats, crachats des maçons lâchés en trombe de poussière du haut des bennes hyper-mobiles.
     Poussière de briques et de ciments carreaux dépareillés machines à laver telluriques téléviseurs implosés matelas vermoulus sommiers et gazinières Delux pourrissantes dans leur gaze de rouille literies défoncées maculées d’urines d’ancêtres, sommiers sommiers encore ondulés décatis épaves de ménageries humaines déménagées jusqu’ici balancées par-dessus le muret du Muragellu maquis dévasté envahi alentour à profusion de déjections diverses quincaillerie en tous genres postes de radio TSF vélos et moteurs armatures de mobylettes carrosseries de voitures chaises dépareillées divans de salons couverture marron à fleurs de chez « Tati corse » tout le mauvais goût du quotidien dévale dans le vallon le quotidien réduit à cette ruine des arbres du maquis dépenaillés effilochés détruits terre à vif décapitée de sa vie.
     Une brume grise, légère et cotonneuse descend des hauteurs, flotte au-dessus du recreux qui m’abrite, franchit la route, recouvre le vallon en contrebas, enveloppe la ferraillerie délestée de son usage quotidien tout terrain vie domestique et convivialité, loisirs pour tous. Les réfrigérateurs évidés s’enfoncent un peu plus dans la terre, rongent les racines des chênes en détresse, sectionnent les branches, émondent les derniers feuillages. Les vallonnements ombreux du Muragellu succombent sous la présence harcelante d’un quotidien défunt, réduit à sa carcasse ferrailleuse et crâne, à sa crasse de gonds disjoints et de verre brisé, roues de bagnoles déjantées pots de chambre, lave-linge et valises, frigidaires encore.
     Des genêts maigrichons s’agrippent vaillamment aux fourneaux d’une cuisinière, un ciste solitaire a pris racine dans la laine pourrie d’un matelas pisseux, un ressort de sommier abrite un entrelacement de lianes. La nature reprendra-t-elle un jour ses droits ?
     Le brouillard se densifie. Il glisse par nappes successives d’un versant de la route à l’autre. Une chape de brume grise recouvre le maquis étouffe le mugissement régulier de la mer. Des rires et des cris soudain trouent le silence, lacèrent l’atmosphère ouatée. Une planche qui roule écorche la route dans un bruit de ferraille.
     Elles sont trois à courir et à s’esclaffer. En noir toutes trois. Pomponnées mode et coiffées dernier cri. Par grandes saccades de rires, elles s’exclament haut et fort, se rapprochent du promontoire que je n’ai pas quitté. Je les vois qui s’agrippent à tour de rôle au plateau d’une table à apéritif version catalogue de Saint-Étienne, montée sur des roulettes, abandonnée à côté de la cahute aux encombrants. Les trois mignonnes hurlent, arrimées dans la descente à leur véhicule de verre. Emballée dans sa course, la table emporte les demoiselles, plus vite, encore plus vite. Et leurs cris percent le silence. Elles s’éloignent toujours davantage et se rapprochent du Muragellu. C’est là, sans doute que la table roulante va finir son premier et ultime parcours de folie. Balancée par dessus bord, désarçonnée. Les roulettes continuent à rouler l’air de roulements imbéciles. Les jeunes filles contemplent, balcon du Muragellu, les armatures brisées. La brume épaisse noie les rumeurs. Les rires se sont dissous dans le vallon. À peine un cri d’oiseau dans les ramées. La mer en contrebas est rendue à son opacité première. Qui, le premier, a jeté la pierre au Muragellu ?
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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