Fin novembre 1969, Bruno Dufour, séminariste en terminale au Séminaire Sainte-Marie de Meaux, vient me trouver à Nemours : « L’Abbé, l’an prochain, je veux entrer au grand séminaire : mais Saint Sulpice est exclu, et n’importe quel autre séminaire en France ! Trouvez-moi un BON séminaire ! »C’était chercher l’épingle dans un tas de foin, « mission impossible » ! J’ai alors pensé à l’Abbé Luc Lefèvre, de « la Pensée Catholique », qui avait complété ma formation sacerdotale quand j’étais séminariste à Saint-Sulpice, et m’avait aussi permis de survivre (J’ai eu trois « Lefebvre » dans ma vie : le supérieur du séminaire de Nancy, l’Abbé Luc Lefèvre, et Mgr Marcel Lefebvre). Une visite à Paris au mois de décembre : l’Abbé Luc Lefèvre me dit : « Mgr Marcel Lefebvre est en train de préparer quelque chose. Je ne puis vous donner plus de détails, car tout n’est pas encore au point. Revenez vers Pâques, et je vous donnerai toutes les informations. Dites à votre séminariste d’être confiant : tout s’arrangera pour lui, et pour les autres ensuite ». J’ai repris contact avec l’Abbé Lefèvre au moment de Pâques, et il m’a conseillé de m’adresser directement à Monseigneur Lefebvre, car une solution était en vue. Chose dite, chose faite : je prends un rendez-vous avec Monseigneur Marcel Lefebvre, et je le rencontre Rue Lhomond à Paris.
Je le connaissais de nom et de réputation, et j’avais même, depuis le Concile, sa photo dans mon portefeuille ! A Saint-Sulpice j’avais entendu dire des tas et des tas de choses à son sujet : un extrémiste, de droite bien sûr, un « intégriste », un « exalté », un « tribun ». Je vis un homme simple, en soutane, la Croix pectorale accrochée comme il est normal de le faire, l’anneau au doigt. Une voix douce, un peu timide, chaleureuse, accueillante, bienveillante. Je dois dire que je fus quelque peu « déçu » par ce premier contact ! Je m’attendais à voir un homme plus « énergique ». Non ! Très calme, posé, réfléchi, délicat. Nous avons fait un tour d’horizon complet de la situation, pour nous connaître tout d’abord, pour voir les problèmes qui se posent aux jeunes qui veulent entrer au séminaire - dans quel séminaire ? – et le la situation générale dans l’Eglise, en France tout particulièrement.
Puis, Mgr Lefebvre me fit part de son projet d’ouverture d’une Année de Spiritualité, préalable au cycle d’études du séminaire. Il avait reçu plusieurs demandes de jeunes, et il avait déjà une maison en Suisse, dans le Valais, ancienne propriété des Chanoines du Saint Bernard, et les pourparlers étaient bien avancés pour obtenir la fondation d’une Fraternité, avec Mgr Charrière Evêque de Fribourg en Suisse, favorable aux projets de Mgr Lefebvre. Il avait déjà une Maison à Fribourg, rue de la Vignettaz, où se trouvaient quelques séminaristes qui étudiaient à la Faculté de Fribourg, l’Abbé Tissier de Mallerais, l’abbé Jean-Yves Cottard, l’Abbé Paul Aulagnier, et peut-être un autre , je ne me souviens plus.
Mgr Lefebvre avait l’intention d’envoyer les séminaristes à Fribourg, après leur année de Spiritualité à Ecône. Mais le Cardinal Journet le lui déconseillait, car, à son avis, tous les séminaristes ne sont pas nécessairement en mesure de poursuivre des études universitaires. Aussi il conseillait-il à Mgr Lefebvre d’ouvrir son propre séminaire, à Ecône même, le séminaire de la Fraternité Sant Pie X que Mgr Charrière a reconnue en date du 1° novembre 1970. Le Cardinal Journet pensait que Mgr Adam, Evêque de Sion ne s’y opposerait pas. Mais on n’en était pas encore là.
Un problème préoccupait Mgr Lefebvre et il s’en est ouvert à, moi à trois reprises au cours de notre entretien : il devait trouver des prêtres, jeunes, bien formés, sûrs, pour encadrer dès le mois de septembre l’Année de Spiritualité, et assurer les Cours.
Dès la première fois, j’ai compris que Monseigneur Lefebvre me lançait un appel discret pour me joindre à lui : « J’ai besoin de jeunes prêtres, qui portent la soutane, qui sont bien formés, catholiques, qui ont su résister à la vague moderniste ». Mais je n’ai pas réagi. La conversation s’est poursuivie, intéressante, profonde, amicale, détendue, affectueuse même ; Mgr Lefebvre se « détendait » petit à petit, et s’ouvrait.
Il revint un deuxième fois sur le besoin de prêtres pour cette Année de Spiritualité. Je n’ai pas réagi. Quelque temps passe encore, la conversation portant sur les questions qui nous tenaient à cœur, et sur nos différentes expériences, lui, comme grand missionnaire, puis Archevêque de Dakar et Délégué Apostolique pour toute l’Afrique francophone. Il me parla de sa démission du Siège de Dakar pour permettre l’indigénisation du clergé, et laisser la place à un prêtre qu’il avait formé et qui avait été son Vicaire Général, Mgr Hyacinthe Thiandoum, qui lui succéda, de fait, et fut nommé Cardinal, et lui resta très attaché, j’ai eu l’occasion de m’en rendre compte puisqu’il vint même à Ecône, et c’est moi qui l’ai reçu et lui ai fait célébrer la Messe de Saint Pie V ; et il fut fidèle jusqu’aux derniers moments, dans son affection et sa reconnaissance envers Mgr Lefebvre.
Puis Mgr Lefebvre, se laissant aller à des confidences, m’expliqua comment il avait été nommé Evêque de Tulle
[avec le titre personnel d’Archevêque, qu’il était], parce que l’Assemblée des Cardinaux et Archevêques de France avait refusé (déjà !) qu’on lui confiât un Archevêché en France. Il me parla
de sa nomination comme Supérieur de la Congrégation des Pères du Saint-Esprit, et pourquoi il avait donné sa démission : « Il m’était impossible de continuer, car la majorité des
Pères refusait d’obéir au Supérieur Général, à mes consignes, à mes demandes, à mes ordres ».
Monseigneur Lefebvre revint une troisième fois sur la question des prêtres pour l’Année de Spiritualité, en ajoutant cette petite phrase : « J’ai besoin de jeunes prêtres, qui portent la soutane, qui sont bien formés, catholiques, qui ont sur résister à la vague moderniste… comme vous par exemple ! ».
Je lui dis alors sans hésiter : - « Monseigneur, vous embauchez ? » - « Bien sûr », me répond-il. - « Alors, je suis votre homme, si vous voulez de moi ». - « Comment donc, je vous connais de réputation par l’abbé Luc Lefèvre, ce que vous avez souffert et subi, comment vous avez réagi, votre fidélité à l’Eglise et au Saint-Père, et je serais très heureux de vous avoir comme collaborateur ! Mais il y a un problème : votre Evêque ! ».
Je lui répondis : « Ce n’est pas un problème, je m’en charge, avec l’aide du Ciel et de Saint Michel. De toute façon, je ne voulais plus rester en France, car la vie y est impossible, et ma santé s’en ressent beaucoup. C’est une lutte continue. Cet argument suffit : je veux m’en aller pour des raisons de santé, et pour rester catholique !». « Je vais prier pour que Dieu vous écoute, et que votre Evêque vous laisse libre ». Et nous nous quittons avec une accolade pleine d’affection et de confiance, et de reconnaissance à la Providence
C’est vrai, ma santé se ressentait de ces années de persécution, de lutte, de mise à l’écart, de rejet (le tout fait de « manière chrétienne » bien sûr !). Et puis, la goutte qui avait fait déborder le vase, était la distribution de la Sainte Communion dans la main. Voir distribuer le saintes Hosties dans la main des fidèles, souvent inconscients de ce qu’ils faisaient, de QUI ils recevaient, me remuait les entrailles ! Pour moi, c’était inconcevable, un problème de conscience, en vertu du respect dû aux Saintes Espèces, aux fragments qui se détachaient des hosties [je le savais par expérience] ! J’étais objecteur de conscience sur cette question.
On disait alors que, pour les fidèles c’était un « DROIT » et que le prêtre devait s’y plier par obéissance ! L’obéissance à sens unique, quand je voyais toutes les fantaisies liturgiques, avec l’arrivé du Nouvel Ordo, tout qui « passait par-dessus bord ».J’avais eu, dans ma jeunesse une autre formation, catholique, dans une paroisse de campagne, de 1.200 habitants, où le prêtre nous avait donné, m’avait donné le respect le plus grand pour le Saint Sacrement, pour le Sainte Eucharistie, pour l’Hostie, reçue à genoux. Non, il ne m’était pas possible de faire comme Clovis et de « brûler ce que j’avais adoré ».
L’avenir m’a conforté dans cette attitude, puisque le Saint-Père actuel, le Pape Benoît XVI a repris la distribution de la Sainte Communion à genoux et dans la bouche, et a fait préciser par Mgr Guido Marini le Maître des Cérémonies Pontificales, dans l’Osservatore Romano de fin juin 2009, que la distribution de la Communion dans la main n’était pas un droit, mais un « indult » et que restait en vigueur la manière traditionnelle.
J’allais alors consulter le médecin qui me soignait pour mes problèmes de santé, conséquence de la vie que je menais. Il me fit un certificat médical demandant pour moi un changement de ministère, dans un climat sain (!), et de préférence dans une région à l’air pur (!), une région montagneuse par exemple, comme la Suisse (!), trois ans de changement au moins. Il n’avait pas menti. C’était la vérité. Personne ne peut imaginer le « climat » dans lequel devait vivre un prêtre « catholique », qui n’avait rien à voir avec l’intégrisme dont on l’accusait : j’avais entendu ce mot pour la première fois en arrivant à Saint-Sulpice, et je ne savais pas même sa signification. J’ai appris depuis à la connaître ! Et je puis dire que je suis bien loin d’être un intégriste ! Un prêtre catholique, OUI, fidèle à l’Eglise Une, Sainte, Catholique et Apostolique… ET ROMAINE.
J’ai rencontré ensuite Monseigneur Ménager. Je lui ai fait part de mon désir de m’éloigner pour un certain temps, pour changer de « milieu », pour retrouver un peu plus de tranquillité, de sérénité, et, tout d’abord, pour me reposer physiquement et mentalement, pour rétablir ma santé, sans me couper pour autant du ministère pastoral. Et je lui ai donné le certificat médical. Il se demandait quelle solution j’allais pouvoir trouver : « Faites-moi confiance, la Providence saura bien me guider ». Il me donna son accord, en me demandant de le tenir au courant. La conversation avait duré deux heures : je lui avais parlé de la Suisse, d’une Maison des Chanoines du Saint Bernard qui auraient besoin d’un prêtre pour la formation spirituelle de jeunes (je ne mentais pas, restriction mentale), sans prononcer le nom de Mgr Lefebvre. Il me donnait trois ans de « congé », renouvelable, par accord tacite.
Et c’est ainsi que je me suis retrouvé en Suisse, dans un climat sain, à l’air pur, dans une région montagneuse, le Valais, à Ecône dans le diocèse de Sion, dans une Maison des Chanoines du Saint Bernard, au mois de septembre 1970, pour m’occuper de la formation spirituelle de jeunes qui pensaient au sacerdoce, avec l’accord de mon Evêque, que je tins informé petit à petit de la tournure que prenaient les choses, et de mon intention d’entrer, avec sa permission, dans la Fraternité Saint Pie X, érigée le 1° novembre 1970 avec l’accord de Mgr Charrière. La Providence avait pourvu. Je ne pouvais en douter.
J’avais revu Monseigneur Lefebvre à Fontgombault à la fin du mois d’août précédant la rentrée, pour préparer l’Année de Spiritualité, avec les deux autres prêtres qui seraient mes confères, l’Abbé Maurice Gottlieb, et l’Abbé Claude Michel.
Le Père Abbé Dom Roy, et le Maître des Novices se joignirent à nous pour toutes nos réunions de travail, et leurs conseils furent des plus précieux. Je me souviens d’une « boutade » du Père Abbé, du conseil qu’il nous donnait ainsi, et de l’analyse judicieuse qu’il avait faite de la situation du clergé, en France du moins : « On commence par enlever la barrette, et on se retrouve marié ! ».
Au moment de nous quitter, Monseigneur Lefebvre me prend à part et m’annonce qu’il avait décidé de me nommer Directeur de cette Maison de Spiritualité ! J’étais à cent lieues de m’attendre à cette décision, car il connaissait les deux autres prêtres depuis longtemps, les ayant connus au Séminaire Français de Rome, au moment du Concile. Confus, je lui demandais sa Bénédiction pour mener à bien cette tâche importante, et je le remerciais de sa confiance. Il était heureux car il ne croyait pas que mon Evêque m’aurait laissé partir : « c’est providentiel » me dit-il. (à suivre)
Mgr J. Masson