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Les Vanupieds (5)

Publié le 27 septembre 2009 par Plume

Les Vanupieds (1) : là

Les Vanupieds (2) : là

Les Vanupieds (3) : là

Les Vanupieds (4) : là

Un lourd silence accompagnait le maigre repas qu’ils devaient se partager à dix. La mère versait une patate dans chaque assiette. Chacun avait un petit morceau de pain moisi. Le père était le plus et le mieux servi. Il mangeait goulument, sans s’occuper de ce qui l’entourait. Les enfants, agglutinés autour de la table, osaient à peine toucher à leur nourriture. Craintifs, prudents, ils mangeaient du bout des lèvres, la tête basse. Seule Andréa dévorait comme le père.

Quand il eut fini, ce dernier repoussa son assiette, promena un regard féroce sur ses enfants et l’arrêta sur France, assise comme à l’habitude entre la mère et Adam. Elle grignotait son pain, indifférente à tout, plongée dans la contemplation béate de sa pomme de terre.

Soudain le père bondit et lui arracha le pain des mains.

« J’ai faim ! Donne ! »

Sous les yeux effrayés de la fillette, il l’engouffra dans l’horrible trou qui lui servait de bouche et sourit méchamment.

« J’ai encore faim, moi ! Je travaille pour vous faire vivre, bande de gueux ! Donne-moi ta patate, toi ! »

Frémissante de crainte, France lui tendit son assiette et le père fit disparaître son dîner de la même façon qu’il avait fait disparaitre son quignon de pain. Puis tous deux se fixèrent. France ne détourna pas les yeux.

Le père vira au rouge écarlate et la frappa violement. Surprise, France bascula en arrière et tomba lourdement sur le sol.

« Et une pour avoir volé l’eau d’Andréa, espèce de garce ! Hurla-t-il. Je vais te corriger, moi, tu vas voir ! »

Etourdie, France resta une seconde étendue… puis se redressa péniblement avec l’aide de sa chaise et entreprit de se remettre debout, très secouée par la brutalité du coup.

Terrifiés, aucun enfant ne remuait un cil, osant à peine respirer.

France, chancelante, affronta courageusement le regard mauvais du père. Le défi farouche qui imprégnait le sien rendit l'homme fou furieux. Il se jeta sur son fouet et avant que l’enfant n’ait pu s’en garder, envoya la lanière de cuir cingler son visage de part en part. 

France grimaça sous la douleur fulgurante qui irradia dans toute sa tête et se couvrit la face des deux mains en reculant d’un pas… Puis elle pivota sur ses talons et s’enfuit en courant, aveuglée par le sang qui jaillissait à flot de la blessure et la fureur qui la submergeait.

« Que je ne te revoie plus, sale gueuse ! » Rugit le père.

Le rire sonore de la mère rompit le silence horrifié qui s’abattit alors sur la maison.

France n’arrêta sa course qu’au milieu du terrain vague, suffoquée par la haine, la souffrance, le désespoir… Seulement quand elle se fut laissé tomber sur la terre refroidie par l’humidité du soir, elle écarta doucement ses doigts ensanglantés, suivant du bout de son index le trajet de la balafre. La marque sanglante naissait à la tempe gauche, passait entre ses yeux miraculeusement épargnés par la lanière et finissait au coin droit de ses lèvres.

La tête bourdonnante, France plongea ses mains dans le ruisseau boueux qui coulait derrière la maison et s’aspergea d’eau. La fraîcheur lui fit du bien et surtout apaisa la brûlure cuisante de la plaie.

Puis elle resta immobile, comme figée, à fixer l’horizon brumeux où le soleil déclinait, cachant à nouveau son visage derrière ses paumes.

Quelques étoiles apparaissaient dans le ciel quand Adam s’agenouilla près d’elle.

« Est-ce que ça va ? » Demanda-t-il avec anxiété.

France tressaillit. Il cherchait à voir, tremblant, au bord des larmes.

« Est-ce que ça va ? » Répéta-t-il.

Elle se découvrit. Adam eut un mouvement instinctif de recul, épouvanté par la laideur de la blessure.

« Oui. » Répondit-elle simplement.

Adam sortit quelque chose de dessous sa chemise et le posa devant elle. C’était un petit morceau de pain.

« La moitié du mien, murmura-t-il, encore bouleversé. Mange.

- Merci. »

France n’en fit qu’une bouchée et savoura longuement le plaisir que cela lui procura, la main crispée sur son ventre.

« Moi aussi, je t’ai gardé un morceau de mon pain ! Dit une petite voix très faible tout à coup. Tiens, France ! »

Alissa s’installa à son côté. France l’observa un instant en silence. Ses yeux clairs brillaient de fièvre et les bleus prenaient une couleur curieusement violacée sur ses joues creusées. Malgré sa visible souffrance, elle souriait, gentiment, et lui tendait le bout du pain. France fronça les sourcils et repoussa sa main.

« Non ! Je n’en veux pas ! Mange-le !

- C’est ma faute si père t’a frappée, balbutia Alissa, tu as pris l’eau d’Andréa pour moi…

- L’eau n’était pas à Andréa ! L’interrompit l’aînée sèchement. Le père avait faim, c’est tout. Mange ton pain.

- S’il te plait, prends-le, implora Alissa. Tu as mangé celui d’Adam, prends aussi le mien…

- Non ! »

Avec mauvaise humeur, France se redressa et partit s’asseoir plus loin. Alissa fondit en larmes. Navré, Adam caressa ses cheveux dorés.

« France ne m’aime pas ! Gémit Alissa.

- Bien sûr que si, voyons ! Protesta Adam. Elle nous aime tous. Seulement elle ne sait pas le montrer. Tu oublies que c’est elle qui t’a soignée.

- Alors pourquoi elle n’a pas voulu mon pain ? »

Alissa le dévisageait avec détresse.

« Parce que tu en as plus besoin qu’elle. Répondit Adam tendrement. Parce qu’elle veut que tu manges pour prendre des forces et guérir plus vite. »

Impressionnée, Alissa cessa de pleurer, le regard plongé avec incrédulité dans celui de son frère.

« C’est vrai ?

- Oui, c’est vrai ! S’exclama Adam avec ardeur. N’oublie jamais, Alissa : France fait ce qu’il y a de mieux pour nous tous, sans exception, parce qu’elle nous aime plus que tout. »

Adam y croyait tellement qu’il aurait pu en persuader le plus endurci des sceptiques. Il y croyait comme d’autres croyaient en Dieu. Rassérénée, convaincue, Alissa mordit à pleine dent dans son morceau de pain, un nouveau sourire plein de bonheur sur les lèvres.

 


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