Carnets de marche. 23

Publié le 28 septembre 2009 par Angèle Paoli



23.

   Je pars tard aujourd’hui, malgré la douceur printanière. Les grands froids annoncés pour le début de la semaine se font attendre. Les lauriers sont en fleurs et les mimosas sur le point d’éclore.

   Un parfum de résine guide ma marche au-dehors du hameau. Peut-être cette marche va-t-elle adoucir mon angoisse, celle qui m’a prise au milieu de la nuit dernière et m’a tenue longtemps éveillée au bord de la suffocation. Le soleil voilé tient la mer à distance. Il semble qu’elle se soit provisoirement absentée. Son éloignement m’inquiète. Dans cinquante ans peut-être, l’île ne sera plus que dunes de sable. Ou pire, un vaste paysage de détritus encastrés les uns dans les autres. Une décharge généralisée de Muragellu. Le grand vent de dimanche, encore vif sous ma peau, balaie ces images funestes. Le paysage millénaire du Monte Minerviu surgit au détour d’une courbe. Paysage ancestral qui fait surgir en moi le sublime Kaos de Pirandello. Aucun vol de vautour ne vient cependant lanciner dans les airs. Seules de violentes rafales secouent le vaste plateau d’herbes sèches puis s’engouffrent en tourbillons dans les cavernes qui trouent le piton rocheux. Ici et là, une bergerie abandonnée, un enclos, des murets qui délimitent l’espace et parlent d’un passé défunt, encore habité par ceux de ma famille, il n’y a pas si longtemps. Un maquis serré grimpe le long des pentes, qui m’interdit tout accès aux rochers en surplomb. Vus d’en bas, je les croyais pourtant très accessibles. Seule et inexpérimentée, je suis forcée de renoncer. Les ruines de Ficajola me hantent. Je sens tout proche mais invisible le vieux hameau incendié jadis par les lansquenets d’Andrea Doria. Que cherchait le condottiere dans ces lieux inhospitaliers, livrés au maquis et aux vents ?

   Une houle légère glisse sur la mer, bleu de nuit sous le soleil. Je revois la longue silhouette sèche de mon grand-oncle, « expert en chasse au veau marin ». Une hulotte toute proche lance au-dessus des toits sa note mystérieuse.

   Dépassé Hanging Rock (Australie), l’odeur forte du cochon me saisit tout entière. Je fais halte pour humer pleinement ces effluves. Le petit ruisseau galèje sous le pont. Je me penche au-dessus du muret pour l’entendre. Son murmure d’en bas, assourdi par les lianes, n’a pas la clarté joyeuse qu’il a en bondissant sur la roche rouille. Un coup de feu égaré troue le silence. Une odeur d’humus remué par le passage des bêtes monte de la terre. Le soleil a déserté la route. Je hâte le pas en direction des Petrelle. La Punta de Merchiò émerge dans la lumière, pareille à une dent solitaire. Le mugissement de la mer est effacé par la rumeur grossissante du Furcone, le torrent montueux qui court à la rencontre de la marine écrin d’émeraude. Densité sombre des verts touffus. Le Mulinu di Pendente n’est plus très loin.

   De menus frétillements invisibles secouent les frondaisons. Le torrent se rapproche de moi. Les taillis gagnent en épaisseur. Une humidité pétrifiante m’enveloppe. Les arbres mangés de lierres et de lianes donnent au maquis des allures de jungle. De furtifs froissements d’ailes ébrouent les feuillages. Un dernier cercle de lumière auréole le sommet du Cucaru. Je frissonne au-dessus des eaux du Furcone. Et me penche. Superbes massifs d’Helleborus corsicus.

   Je reprends ma route en sens inverse. Un rouge-gorge gît dans le fossé. Une minuscule fleur mauve pointe sa corolle fragile au-dessus des feuilles. Les premiers crocus. Les jonquilles sauvages, cœur safrané. Le soir tombe, mais pas encore la fraîcheur qui d’ordinaire l’accompagne. Comment, de la route, retenir le moindre détail ? Chaque jour me réserve une surprise. Une anfractuosité mise à nu, un sentier insoupçonné, à garder en mémoire pour le printemps, d’autres marches dans les murets. Rien n’est jamais tout à fait identique. Une forme en dévoile une autre, qui recèle ses propres secrets. Odeur de branches coupées, bruyère et mousse. Elle passe sous Hanging Rock (Australie). Elle était là lorsque la voix l’a appelée. Elles ont parlé de la douleur. Des formes qu’elle prend pour se manifester. C’est par là, par ce talus, qu’elle grimpera jusque là-haut. Un jour ! Cette douleur cuisante qui assaille sa peau, la nuit. Cette brûlure sur son bras gauche, à vif. Ce prurit sous ses ongles. La perle de sang qu’elle devine sous son doigt, dans le noir. Insomnie. Tenter d’oublier ces démangeaisons qui l’assaillent sans relâche. Faire la sourde oreille à leurs sollicitations. Les réduire au silence. Les annihiler par des pensées agréables. Impossible. Ça reprend ici, puis plus haut, sur le lobe de l’oreille, plus bas, au bas du dos. C’est un feu que le vent éparpille, ouvrant des brasiers insolites qui ne s’éteignent que provisoirement et reprennent de plus belle au moment où elle croit qu’ils sont enfin éteints. Une odeur d’urine poivrée monte du rocher où elle s’est installée. Elle sent son ventre se nouer. Peur d’avoir peur de cette angoisse qui la saisit sans crier gare et la pousse hors de raison. Elle a peur de ses éclats qui la prennent à l’improviste, sans qu’elle puisse les contenir. Est-elle en train de perdre la raison ? Elle sent monter en elle des gerbes de folie. Volcan et eau à la fois cratère en fusion feu de sa peau qui crache son venin lacère les pores de sa peau la brûle de mille aiguilles piquantes la nuit est délestée de ses étoiles la beauté du jour achèvera de la consumer.

   Un croissant de lune bleue volette au-dessus d’elle aile d’oiseau blessé lune froide et fidèle qui calme sa brûlure en même temps que l’odeur forte de l’urine des chèvres. Des phosphènes de lumière rousse scintillent à travers les arbres. Une vache blanche broute l’herbe vespérale. Une hulotte lance son cri. L’étoile du berger luit au-dessus de la mer. Il est six heures. Une nuit américaine enveloppe le monde du village. Il fait nuit.

   Posé en équilibre parfait sur une absence de nuages, le croissant de lune claire.

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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