La grande famille du théâtre est en deuil. Ghislain Bouchard, figure imposante de la vie culturelle au Saguenay-Lac-Saint-Jean, a franchi le pas ultime. Nombreux diront spontanément «Le père de la Fabuleuse histoire d'un royaume n'est plus», tant cette œuvre magistrale aura marqué le paysage de la scène régionale autant que celle du Québec pour avoir inauguré ici l'ère des spectacles à grand déploiement comme attrait touristique majeur. Mais Ghislain Bouchard a été bien plus que le père de la Fabuleuse.
Cet homme de passion, fortement épris du verbe comme du geste, incarne mieux que personne «L'esprit du Fjord», inspirant de nombreuses vocations théâtrales. Il était là, aux premières heures de cette effervescence que ne démentent pas les troupes actives d'aujourd'hui. Fondateur du théâtre du Coteau, des Pédagos et du Théâtruc, mais surtout de la célèbre «Marmite» bouillonnante à la flamme des Marie Tifo, Ghislain Tremblay, Michel Dumont, Rémy Girard et Jean-Pierre Bergeron, il n'a jamais douté ni de lui ni de ses alliés dans le grand combat mené pour imposer, avec succès, les arts de la scène en région.
Le geste ample et la voix portante, il ne pouvait s'empêcher de faire jaillir les occasions de créer et de mettre ses idées au service de la mémoire. Féru de Belles lettres et de grands esprits, défendant les classiques aussi bien que les Tremblay novateurs, Ghislain Bouchard avait une audace rare. La Foire culturelle de l'UQAC, le Carnaval Souvenir de Chicoutimi ont subi les éclats de cet homme avide d'occuper l'espace scénique et d'y laisser sa marque. Prolifique, il a mis en scène de nombres spectacles, pièces de théâtre, opérettes, défendant l'œuvre des autres ainsi que les siennes, osant bien avant d'autres se commettre dans des créations novatrices - pensons à la comédie musicale «Entre deux temps», sur une musique de Dominic Laprise, en 1984 - piaffant d'impatience quand il était confronté aux réalités comptables.
Il avait déjà bien contribué au développement culturel de cette région, par ses créations radiophoniques et télévisuelles, par la direction habile des opérettes au temps du Carnaval-Souvenir, par l'intense activité culturelle menée à l'université et sur les petites scènes locales, mais c'est à La Baie qu'il a pu déployer ses ailes et nous étonner par un spectacle unique, souvent imité depuis, en créant cette fresque historique magistrale, «La Fabuleuse histoire d'un royaume». Ce spectacle ne devait vivre qu'une saison, commémorant le 150e anniversaire de la fondation du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Il a tenu 20 ans et applaudi par près d'un million de personnes, démontrant sans équivoque à quel point l'art a sa place dans le développement économique d'un pays. Un exploit qu'il aurait bien aimé refaire lors de la conception de «Occident 2000», lequel n'a jamais pu être mis en scène. Une grande déception pour Ghislain Bouchard qui a senti que sa grande œuvre devenait sa concurrente. Lui qui voulait que le théâtre s'impose constate avec regret que les spectacles s'opposent dans l'esprit politique des contributeurs, frileux à l'idée de trop multiplier les créations, ainsi qu'il nous le confiera dans quelques entrevues.
Dans sa tête, les rêves s'accrochent et ses tiroirs regorgent de projets, ébauches de créations, débordement d'idées pour l'avenir. La création de «La famille de Bonneau» en 2001, ravive sa flamme et le convainc de croire à sa victoire contre le cancer qui le harcèle. Une lutte qui incitera l'homme de théâtre à retrouver ses vieux complices pour un retour à la scène en produisant «Huit femmes» de Robert Thomas au profit de Leucan en 2006 et, «son chant du cygne» avait-il annoncé, «L'opéra de Quat'sous» pour la Maison ISA (un centre régional d'aide et de lutte contre les agressions à caractère sexuel) en 2007. Ghislain Bouchard était ainsi: toujours un combat à livrer, une cause à défendre et, à défaut de faire de l'art pour l'art, reprendre la parole pour prêter voix à ceux qui se taisent.
Il nous laisse en héritage la force de ses convictions. Notre deuil est celui d'un artiste, d'un homme rassembleur qui a su insuffler sa passion comme une évidence impérieuse sans égard aux préjugés possibles. Un homme admirable qui a cru que l'on pouvait être au Saguenay-Lac-Saint-Jean et y faire de grandes choses.
© Le Quotidien - 29 septembre 2009, p.11
***