31 Octobre 1972
Nous arrivons à cette date-pivot qui marque un tournant important et décisif, pour Ecône, et pour l’Eglise.
Mais ce qui nous préoccupa plus encore, ce fut de voir Monseigneur Lefebvre : lui qui avait toujours le sourire, était décomposé, abattu, écrasé par un poids qui semblait énorme. Il ne nous fit aucune demande sur le déroulement de la journée. Et, pendant que les autres responsables s’occupaient d’alerter la Protection Civile pour aller à la recherche du Père Thomas d’Aquin, je m’approchai de Monseigneur Lefebvre, pour lui demander discrètement ce qui se passait [Photo : l'excursion en montagne].
« L’Assemblée Plénière de la conférence des Evêques de France à Lourdes, a condamné notre séminaire comme SEMINAIRE SAUVAGE ! C’est ignoble ! Je m’en doutais, mais je n’osais pas y croire. Quand je pense que le Cardinal Marty m’a donné sa parole d’honneur de Président de la Conférence Episcopale que l’on ne parlerait pas d’Ecône à Lourdes !
« Un Cardinal ! se comporter ainsi ! Des Evêques, des Pasteurs, qui refusent le dialogue et condamnent sans savoir. Oui, c’est ignoble.
« Ils ont toujours été ignobles à mon égard.
« Ils veulent me détruire, et détruire l’Oeuvre que j’ai faite, alors que leurs séminaires se vident.
« Nous ne pouvons rien attendre d’eux.
« Désormais, je suis certain qu’ils feront tout, qu’ils emploieront tous les moyens pour nous détruire !
« Ils sont de mauvaise foi !
« Ils ne veulent pas voir la vérité en face !
« Ils n’auront aucun scrupule : avec eux, on peut s’attendre au pire. Je me souviens trop bien de leurs manoeuvres malhonnêtes lors du Concile, de leurs déclarations ambiguës, de leurs accusations contre ceux qu’ils considéraient comme des « attardés », les Cardinaux Ottaviani, Tisserand, moi-même, et bien d’autres…
« Mais je me défendrai, je défendrai mon Œuvre car je considère qu’elle est indispensable pour l’Eglise, devant la débâcle qui déferle sur les séminaires…, qui vide les églises, qui divise les fidèles, qui voient les prêtres défroquer, perdre le sens de leur sacerdoce.
« Je vous défendrai, je défendrai coûte que coûte les séminaristes qui veulent être de vrais prêtres, et qui s’adresseront à moi ».
Monseigneur Lefebvre informa la communauté des séminaristes de cette condamnation des Evêques de France, et les assura qu’il ne les abandonnerait jamais.
Journée tragique en vérité, et pleine de tristesse que fut la Fête de tous les Saints, même si le Père Thomas d’Aquin avait été retrouvé sain et sauf dans un « refuge » dans la montagne.
Une page venait de se tourner : plus rien ne serait désormais comme auparavant, et l’on ne pouvait rien espérer de l’Eglise de France. Mais Monseigneur Lefebvre était plus résolu que jamais : pour lui, « il fallait sauver l’Eglise, attaquée de l’intérieur, trompée par ses propres Pasteurs, devenus des « loups rapaces », préoccupés seulement de faire passer leurs propres idées, sans se demander si elles correspondaient à la Volonté de Dieu, et étaient dans la ligne de la tradition de l’Eglise… Ils ont un esprit partisan. Je suis sûr qu’ils feront tout pour nous faire excommunier, moi du moins… Le Cardinal Marty ! Comment peut-son se comporter ainsi : un Prince de l’Eglise, un Membre du Sacré-Collège des Cardinaux ! Le Président de la Conférence Episcopale. C’est inouï ! Je croyais pourtant bien les connaître. Hélas, Pauvre Eglise, pauvre Eglise de France… Usquequo ? Oui, jusqu’où iront-ils ? »
Deux visites Episcopales à Ecône
Quelques semaines plus tard, à peine, l’Abbé Emmanuel du Chalard, séminariste à Ecône depuis sa fondation en 1970, me téléphone, un dimanche, à 14 heures, depuis la porterie : « Monsieur de Blois est là, et il voudrait parler avec le Directeur ». J’allais immédiatement à la rencontre de l’Evêque de Blois, Monseigneur Joseph Goupy. Il se rendait à Rome, et, étant de passage, il voulait connaître « de visu » ce séminaire dont on avait parlé à Lourdes.
Dans mon bureau, j’ai répondu ensuite à ses nombreuses questions, fort pertinentes, questions d’une personne qui manifestait son intérêt et pas une simple curiosité. Il a pris connaissance du programme des différentes années, spiritualité, cours, règlement, composition du corps professoral, comprenant notamment le Père Spicq, éminent bibliste et le Père Mehrlé qui venaient chaque semaine de Fribourg où ils enseignaient à l’Université, pour assurer les cours d’Ecriture Sainte et de Théologie. Mgr Goupy exprima son désir de prier avec la communauté en assistant aux Vêpres solennelles chantées en grégorien.
La visite de Monsieur de Blois fut suivie de peu par celle de Monseigneur de Bazelaire de Ruppierre. Ancien Archevêque de Chambéry, il avait renoncé à son Siège en 1996, et était alors âgé de 79 ans. Je l’avais déjà rencontré lors de ses passages à Nancy, car il était Lorrain d’origine, et avait été Supérieur fondateur du Grand Séminaire de l’Asnée en 1936.
En tant qu’ancien Archevêque résidentiel, il avait assisté à l’Assemblée Plénière de la Conférence Episcopale de Lourdes, et il était alors l’hôte pour quelques jours de Monseigneur Nestor Adam, Evêque de Sion, Diocèse où se trouvait le séminaire d’Ecône. Il avait parlé de l’affaire d’Ecône avec Monseigneur Adam, pour avoir des informations de première main. L’Evêque de Sion l’envoya à Ecône en lui disant qu’il aurait auprès de moi toutes les informations qu’il désirerait.
La réaction de Monseigneur de Bazelaire fut la même que celle de Monseigneur Goupy : « A Lourdes, on nous a dit tout le contraire de ce que vous me dites à propos des cours, de la formation humaine et spirituelle, de la mentalité, et de tout ce que je peux voir. On a présenté Monseigneur Lefebvre et son Séminaire comme résolument contraires et opposés au Concile, avec une fixation : la MESSE DE SAINT Pie V. Je ne comprends vraiment pas comment le Cardinal Marty a pu dire que la venue de Mgr Lefebvre à Lourdes était impossible et inopportune. Moi-même, j’étais présent, et dans la même situation que Monseigneur Lefebvre, avec voix consultative. Nous sommes bien loin de l’esprit de l’Evangile… J’ose dire que ce qui a été fait est malhonnête. Et je ne comprends pas non plus l’acharnement farouche des nombreux Evêques contre le fait de célébrer la Messe dite de Saint Pie V. En utilisant ce terme, ils manifestent déjà leur ignorance et leur parti pris, car la Messe dite de Saint Pie existait bien avant Saint Pie V, et certains font remonter nombre de ses éléments très près des temps apostoliques. »
« Et puis, pourquoi s’acharner contre cette Messe qui n’a jamais été formellement supprimée ? Contre cette Messe que j’ai célébrée pendant des années ? Comme Archevêque, j’ai ordonné des dizaines de prêtres qui l’ont célébrée, et qui se sont sanctifiés. Comment pourrait-elle être devenue « mauvaise ». C’est du parti pris. Je suis vraiment désolé de la condamnation de votre Séminaire comme « Séminaire sauvage », car, au moment où l’on parle tellement d’œcuménisme, on se ferme à ceux qui veulent vivre leur foi comme l’ont vécue leurs ancêtres ou les prêtres qui les ont précédés, et on les rejette. C’est grave. C’est introduire une division dans l’Eglise. Il faudra certainement des années pour réparer cette erreur. D’après ce qui a été déclaré en Assemblée, et en schématisant, le Séminaire d’Ecône a été condamné principalement parce que les séminaristes y portent la soutane, mais surtout, SURTOUT parce que l’on y célèbre la Messe de Saint Pie V ! C’est insensé, absurde ! Car, dans ce cas tous nos séminaires ont été JUSQU’A PRESENT DES SEMINAIRES SAUVAGES ! ».
Monseigneur de Bazelaire, en bon Lorrain, disait franchement ce qu’il pensait, sans mâcher les mots, il avait son franc-parler, tout comme le Cardinal Tisserand « le vieux Barbu », ou encore « le Prince Eugène » comme il était appelé (cela dépendait de qui parlait de lui !), Lorrain lui aussi. J’ai remercié Monseigneur de Bazelaire pour ses paroles d’encouragement et de réconfort, et pour la Bénédiction qu’il voulait accorder à tous les séminaristes présents et à venir, en souhaitant qu’ils soient de bons et saints prêtres, et qu’ils viennent renforcer les rangs clairsemés du clergé en France.
JAMAIS… OU ALORS…
La condamnation du Séminaire d’Ecône comme « SEMINAIRE SAUVAGE » suscita un vif émoi dans ce qu’on appelle « le monde traditionnaliste », terme employé généralement au sens péjoratif : préconciliaire, anti-conciliaire, opposé au Pape, retardataires, vieux jeu, etc. Monseigneur Lefebvre reçut de nombreuses demandes de fidèles inquiets et bouleversés qui voulaient savoir ce qu’allait devenir la Fraternité et le Séminaire qu’il avait fondé. De nombreuses demandes aussi de jeunes, inquiets de voir se fermer le Séminaire auquel ils songeaient, et dans lequel ils pensaient entrer.
Aussi Monseigneur Lefebvre commença-t-il une tournée d’information en France, tout d’abord dans la région parisienne. A son retour, au cours d’une réunion du conseil des professeurs, il nous donna un compte-rendu détaillé de tous les contacts qu’il avait eus, des appuis qu’il avait reçus, des suggestions qui lui furent faites. Il y avait notamment cette crainte des fidèles concernant l’avenir de cette oeuvre, « si Monseigneur Lefebvre venait à disparaître » !
Le problème était réel, Monseigneur Lefebvre n’était plus tout jeune. Il nous dit : « De nombreuses parts, on me demande de consacrer un Evêque, pour assurer la continuité de mon Œuvre, et pour assurer les futures Ordinations Sacerdotales ».
Un grand silence tomba sur la salle… et dura un certain temps. Puis, Monseigneur Lefebvre déclara avec force : « CELA, JAMAIS ! »
Un nouveau silence, plus pesant encore, plus long, car nous étions suspendus à ses propos, sentant bien que le Prélat n’avait pas fini de parler. Et de fait Monseigneur, reprenant la parole, déclara, avec fermeté et avec résolution : « OU ALORS, IL FAUDRAIT QUE LES CHOSES AIENT BIEN CHANGE ! »
Je ne pus me taire et lui dis d’une voix claire et ferme : « Monseigneur, JAMAIS, C’EST JAMAIS ! CAR ON POURRA TOUJOURS PRETENDRE QUE LES CHOSES ONT CHANGE ».
« In Nomine Patris et Filii et Spiritus Sancti » : Monseigneur Lefebvre venait de mettre fin à la réunion du Conseil des Professeurs.
Dès ces paroles, j’avais compris que, désormais, les Evêques de France étaient parvenus à mettre Monseigneur Lefebvre sur la voie du schisme ; UN JOUR OU L’AUTRE, IL EN ARRIVERAIT LA, avec l’âge, et devant les menées inévitables des Evêques de France, à consacrer des Evêques pour lui succéder et continuer son oeuvre. Sous peu, je ne pouvais dire quand, ma place ne serait plus au Séminaire d’Ecône, pour rester dans l’Eglise Catholique. Je savais que je devrais quitter Ecône et la Fraternité, tout comme j’avais quitté la France, pour RESTER CATHOLIQUE.
Monseigneur Adam, l'Evêque de Sion, qui avait pourtant été si favorable à la fondation du séminaire, devait d'ailleurs me dire, à cette occasion : « J'étais heureux que vous soyez à Ecône, parce que c'était une garantie de fidélité à l'Eglise. Je suis content que vous en partiez maintenant, car vous ne pourrez empêcher le pire ».
(à suivre)
Mgr Jacques MASSON