Lettre à un ange

Publié le 07 octobre 2009 par Plume

Saint Hargne

15 Août 2049

Salut, mon ange.

Je m'appelle Luc. J'ai 40 ans. Et ils viennent me chercher. C'est l'heure. J’ai pas de chance, ils ont rétabli la peine de mort il y a tout juste un an. Je tremble. Je transpire. Oui, sans doute, j'ai peur. Tu te souviens peut-être, j'étais avec toi il y a des années de ça, dans cette salle grande et chaleureuse où tu accueillais les enfants oubliés. Tu mettais en place les scènes théâtrales de nos vies dissolues. J'avais alors 9 ans.

Mon histoire, souviens-toi, était l'histoire de ces gamins laissés sur le bord du chemin par des parents irresponsables. Enfin, irresponsables... En réalité je sais pas s'ils étaient vraiment irresponsables. J’aime encore croire aujourd’hui que, trop empêtrés dans leurs problèmes, ils savaient pas tout simplement s'occuper de moi. Je me suis réfugié dans ce que je pouvais, essayant de ne pas voir, entendre, comprendre. Mais tu sais bien, toi, que quand on est enfant, on est très lucide. Oh! Ils ne m'ont jamais touché. Du moins je me souviens pas. Mais l'indifférence, c'est bien pire qu'une claque. Au moins quand la main de l'adulte te tombe dessus, tu existes.

Autour de moi, c’est le désert. Et la colère qui prend à la gorge et qui sème pagaille et violence. Alors je suis suivi par la Sauvegarde de l'enfance. Quelle connerie! La Sauvegarde! J'avais l'impression d'être un animal en voie de disparition. Pourtant j’étais juste un gosse qui avait pas envie de partir de sa maison, même s’ils disaient qu’il valait mieux... Mais on a pas demandé mon avis. C'est eux qui m'ont envoyé te voir, toi et tes collègues. Pourquoi pas après tout ? Un moment passé avec des adultes qui semblaient capables de faire attention à moi, ça ne pouvait pas me faire de mal. Et puis, tu as un si beau sourire quand tu me tends la main, ce matin là.

J’étais un solitaire. Je me méfiais des autres. Je n'aimais pas qu'on m'approche et si je jouais, je voulais commander. C'était comme ça. Et ça passait pas. Je le savais bien, va. Tes règles étaient respect, coopération, travail, amusement, avec le sourire en prime. C’était pas pour moi. Je savais plus sourire. Ces gosses dont tu t’occupais rigolaient tout le temps pour un oui ou pour un non. Ils étaient tarés. Moi, j'avais pas envie de rire. J'avais plutôt envie de pleurer. Mais fallait pas. J’étais pas un faible, j’étais un homme et un homme, ça pleure pas. C'est moche un homme qui pleure, mon père était moche à sangloter sur la table de la cuisine, moche et minable. Je voulais qu'on me laisse tranquille. Je faisais ce que tu me demandais, d'accord plus ou moins avec bonne humeur, d'accord fallait que t’insistes, mais je le faisais! Alors il fallait me laisser en paix. Et eux surtout, les autres gosses, parce que sinon, je leur cassais la gueule! 

T'étais une adulte curieuse, tu sais. J'avais l'impression que lorsque ton regard très vert se posait sur moi, il me transperçait et me... voyait. Pourtant j'avais une sacrée carapace. Je ne montrais que haine, dureté et colère. Ce sont les seules choses qui me protégeaient. Toi, tu voyais bien au delà. J’étais mal à l'aise en ta présence. J'osais pas te regarder en face. J'avais vite compris que tu menais la barque, tu étais un chef, un vrai. Je t'admirais. Tu respectais mon désir de solitude même si ça ne te convenait pas. Je te respectais. 

Mais ça se passait mal avec ton collègue. De suite on a fonctionné sur un mode agressif. Je pense sincèrement que personne ne l’a voulu, ça s'est fait comme ça. « C'est un enfant, il n'a rien à dire, il obéit et respecte le règlement, comme les autres ». Tu le sais toi, que c'est exactement ce qu'il ne fallait pas faire avec moi. Comment ça, rien à dire ? Mais si tu savais tout ce que j'avais à dire, ce que j'avais même à hurler qui me bouffait et m'empêchait de vivre! Le clash était inévitable. Et il a eu lieu. Les circonstances, je ne m'en souviens pas. Mais toi… 

Tu m'as pris à l'écart. J'étais furieux, je voulais pas m'asseoir, parler, m'expliquer. Pourquoi moi? Pourquoi pas lui avec ses grands airs d’adulte offensé? C'était pas la première fois qu'on me prenait à l'écart pour me parler. Les adultes sont friands de ces discussions où ils se font un devoir citoyen (tu parles ! De suite les gros mots!) de t'expliquer comment, quand t’es gamin, tu dois être. Mais j’en avais rien à battre de ces discussions à sens unique où, toi le môme, t’as forcément tort! Qu'est ce qu'ils savaient de moi? Est ce que je leur expliquais, moi, du haut de mes 9 ans, comment, quand t’es adulte, tu dois être?

Bref, ce jour là, j'ai pas envie d'écouter, et encore moins de parler.

Tu étais calme. Ça m'a étonné car autant t’étais vachement sympa avec les enfants oubliés, autant quand tu te mettais en colère (je t'ai vue l'être) ça décoiffait. Là, t’étais calme. Et ça me déstabilisait. Je déclenchais toujours la colère chez les adultes! Mais pas chez toi. Pas cette fois. Je sentais tes yeux verts qui me devinaient et me mettaient à nu. Si je te regardais, j’allais pleurer. La boule dans ma gorge était énorme ! J’étais pas bien, bon sang allais-tu me lâcher un peu? Assise devant moi, tu me fixais et me parlais. Doucement. Avec une voix chaude (J’en frissonne encore) tu n'essayais pas de me faire la morale, ce qui me déstabilisait encore plus. J’étais pas habitué, tous les adultes me faisaient la morale d'ordinaire. Toi, tu parlais, simplement, et tu posais parfois des questions : « qu'est ce qui ne va pas? Tu veux en parler? » NON! Je ne veux pas, fiche-moi la paix! Tu n'imagines pas à quel point j'avais ces mots au bout de la langue. Mais je les ai pas dits, j'y arrivais pas. J’allais pleurer, il ne fallait pas, ce sont les faibles et les minables qui pleurent.

Et puis ce fut plus possible, alors j'ai éclaté :

« Si ça te plait pas, t'as qu'à me virer! »

Et j’ai enfin trouvé le courage d'affronter ton regard, avec toute la provocation dont j’étais capable!  Tu te rappelles comme j’étais doué pour ça! Je te tendais une perche formidable, j'en étais conscient. Et ça me grisait.

Mais tu as souris... Je m'en souviens, d’un sourire moitié taquin, moitié peiné.

« C'est trop facile (tes mots résonnent encore dans ma tête) je ne te donnerai pas cette satisfaction, Luc. Si tu veux partir d'ici, tu peux. Tu es libre. Mais ce sera ton choix. Je ne te forcerai pas à rester. Je respecterai ton choix et l'expliquerai à la Sauvegarde. Ici personne ne souhaite que tu partes. Mais si toi tu le souhaites, tu peux. Tu décides. »

Encore maintenant que je finis ma lettre (ils arrivent, j'entends leurs bottes qui claquent sur les dalles, mon cœur bat comme un fou. Je crois que j'ai peur), oui encore maintenant j'en suis baba. Je décide? J’en voulais pas de cette décision, c’était jamais le môme en colère qui décidait, c’étaient les adultes! Enfin, c'était comme ça que ça se passait d’habitude, c'était souvent injuste, mais ça donnait un sens à la rage des enfants oubliés. Tu m’as renvoyé en pleine figure ma responsabilité sur ce que je vivais. Tout à coup j’ai réalisé que si je partais, ce serait ma décision, mon choix, pas ceux des adultes. Je n'ai jamais connu sensation plus grisante que celle là, une sensation de toute puissance sur la maîtrise de mon destin!

 Souviens-toi, ce jour là, je suis parti. Et maintenant, je vais mourir. Tu m'as appris que mes choix m'appartenaient et que je serai fort si je ne laissais personne choisir et décider à ma place. Et c'est ce que j'ai fait. Plus personne n'a pris de décisions à ma place, plus personne n'a fait de choix pour moi, plus personne... Bon dieu, mon ange, pourquoi m’as-tu laissé partir ? J'ai pas fait les bons choix, j’ai pas pris les bonnes décisions. J'ai commis des horreurs, avec cette toute puissance que tu as fait naître en moi. Me condamnant au vol, à la cavale, à la poursuite, au meurtre, à la prison. A attendre en pleurant (oui, je suis un homme et je pleure, je revoie mon père sangloter sur la table de la cuisine, ce minable, et je ne vaux pas mieux) à attendre que la sentence s'exécute. Bientôt.

 Tu m'as abandonné, mon ange. Je n'avais pas l'âge de décider. Tu n'as pas dit:

« Reste, Luc... »

Ou même mieux, comme un vrai adulte responsable :

« Tu n'as pas à décider. Ici, c'est moi qui commande. Alors tu la fermes, tu obéis, tu vas t'excuser auprès de mon collègue et tu te remets au travail illico! »

Bien sûr, j'aurais hurlé de rage! Je t'aurais maudite et injuriée ! Peut-être même t’aurais-je frappée… Tu aurais ameuté toute la clique des éducs, ils m'auraient fait la moral et enfermé dans une maison de correction! 

Et aujourd’hui, tu vois, je ne t'écrirais pas cette lettre de ma prison, je ne tremblerais pas de peur en attendant qu'ils m'emmènent. Je serais un homme respecté et respectable, marié à une jolie femme aux yeux verts et père d'un magnifique garçon très souriant. Je te l'aurais mené dans cette salle grande et chaleureuse où tu accueilles encore aujourd’hui les enfants oubliés et tu aurais joué au théâtre avec lui, lui racontant ces vies dissolues.

C'est une sentence terrible, tu sais, la condamnation à mort. Je vais mourir. Et c'est de ta faute. Je te l'écris pour que, jusqu'à la fin de tes jours, tu gardes dans ta mémoire l'image de ce môme de 9 ans que tu as laissé partir et que tu entendes dans ton cœur sa voix crier :

« T’as qu'à me virer! »

Mais supplier en vérité :

« Surtout garde-moi! Sans toi, je suis perdu... »

Je suis perdu. JE SUIS PERDU.

Je te l'écris pour que son image et sa voix pourrissent le temps qu'il te reste à vivre, et que tu puisses plus, avec tes beaux yeux et ton merveilleux sourire d'ange, regarder le moindre gosse paumé sans penser à moi et te mettre à pleurer.

Lâche. Minable. J'avais 9 ans, mon ange ! J’avais pas l’âge de décider ! Je savais pas jusqu’où l’illusion de la puissance me mènerait. Je t’aimais. Je t’ai crue. Tu m’as trompé. Comment as-tu pu me faire ça ?

Le remord tue vite. Très vite. Ma douce et belle vengeance.

Alors à bientôt.

Bien à toi.

Luc.