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Les dimanches soirs

Publié le 07 octobre 2009 par Didier T.
Les dimanches soirs

Il échangerait sans hésitation les cinquante-deux dimanches soirs que comporte en moyenne une année, contre, heu, contre quoi, merde, quoi déjà, heu contre…

Il ne sait plus. Ca recommence. Oh! Comme ça l’énerve de tout oublier! Putain, il en claque des dents, et se met à baver aussitôt. Une petite bave discrète et transparente, qui mouille lentement ses commissures.
Ces pertes de mémoire, ça lui déboule en général sans prévenir, le plus souvent au beau milieu d’une phrase, alors qu’il est en train de la formuler en pensées, et patatrac, le vide qui s’abat, les abysses dans la tronche, le plus rien dans l’citron.
Il se retrouve aussi démuni qu’un nourrisson, souvent assis bêtement sur son lit, à bouger inutilement les lèvres, attrapant l’air alentour comme un chien stupide essaye d’attraper un insecte beaucoup plus rapide que lui, par petits coups brefs et rageurs. Il peut rester ainsi longtemps. On pourrait croire qu’il végète mais ne vous fiez pas aux apparences, il est en surchauffe. Il n’est plus capable de raccrocher les wagons, ni de terminer la phrase coupée, ni d’en commencer une autre. Le discours qu’il s’adresse à longueur de temps, car n’ayant aucun compagnon à abrutir de sa presqu’incessante logorrhée, reste en suspens. Il erre en lui-même, prisonnier d’un labyrinthe sans mots.
Il se rappelle parfaitement quand s’est produit le court-circuit. C’était juste après : « …en moyenne une année, contre. ». Depuis, plus rien, juste des plombs fondus, mais en toute conscience. Il pensait à tous ces dimanches soirs qu’il avait vécus dans sa vie. Brrrr, ça lui hérissait le poil. Ca sentait la pluie, même quand il ne pleuvait pas, ça glaçait le sang, même en plein été, et ça brulait les tripes, quelque soit l’époque. Ca obscurcissait les esprits des hommes, des plus mauvais comme des plus sages.
Il n’y échappait pas. Il les redoutait comme on redoutait la peste en d’autres temps plus redoutables que son époque ne le serait jamais.
Tous ces dimanches soirs entassés et agglutinés formaient une matière grisâtre, malodorante et au goût dégueulasse, qui lui était familière ayant tant eu l’habitude de l’ingurgiter, puis de la mâcher lentement et lentement : tout dans son monde était bouille de tapioca, de gros grumeaux translucides dans une masse glauque et collante. Exactement comme dans sa misérable tête en ce moment. Il l’avait pourtant bien eu cette idée de génie, d’échanger la compilation dominicale de sa vie contre quelque chose. Quelque chose d’énorme à n’en pas douter, qui devait sûrement valoir le coup, sinon à quoi bon? Oui ça devait être un truc costaud. Mais quoi?
Pourtant il était certain d’avoir pris ses pilules bleues ce matin. Normalement, quand il a pris ses trois pilules bleues, sa mémoire est efficace, sans disjonction. Et bien, disons que la pharmacopée moderne n’est pas infaillible et que ces gros labos ont encore des progrès à faire.
Il sait qu’il va rester en léthargie jusqu’à ce soir, mais il n’en est pas effrayé.
Il appelle ça le mode de secours : la centrale principale est en panne? Pas de soucis, on a l’habitude, on reste calme, on met en route les générateurs de secours, on réduit la puissance des moteurs, et voilà on attend, en état de veille, que la chimie vienne au secours de la mécanique.
Et la chimie ne sera pas là avant ce soir, à l’heure du dîner : un gros cachet rose en entrée, et la jolie dose de poudre blanche au dessert, miam miam, un vrai régal. Il réclamera certainement un petit supplément, en guise de digestif, plaidera qu’il en a grand besoin pour redémarrer le système. S’il a de la chance, on lui injectera son produit préféré, une came extrêmement efficace, surnommée « la défragmenteuse», qui vous remet tout en ordre à l’intérieur, bien carré et au cordeau, en même pas cinq minutes. Après tout, à circonstance exceptionnelle, mesure exceptionnelle. Sauf que bien sûr, tout ceci n’a rien d’exceptionnel.
Il veut absolument terminer cette phrase. Depuis le temps qu’il est ici, il n’a jamais complètement perdu un mot, ou une phrase. Parfois il passe de longs et nombreux jours à ne faire que cela : fouiller les recoins de son cerveau en panne. Et comme c’est plutôt bien rangé, il finit toujours par mettre la main sur ce qu’il cherche, même si cela prend du temps. Mais il en a du temps, c’est son seul bien, à vrai dire.
Aucune de ses promenades introspectives n’est jamais identique à la précédente. Combien de fois a-t-il découvert de nouveaux endroits, des terra incognita, alors qu’il était certain de tout connaître et d’avoir déjà tout parcouru : des lieux inimaginables, en ce sens que jamais il n’aurait pensé les posséder ? Ainsi, il apprît à ne pas être trop sûr de lui en matière de prospection cérébrale.
Parfois, à trop déambuler, il flânait, s’égarait un peu, oubliait sa quête, et finissait par vraiment s’égarer. Et ressurgissait en d’autres temps et d’autres lieux en ayant totalement oublié l’objet de ses pérégrinations mémorielles. Il adorait ce sentiment de renaissance et de puissance virginale mélangées, mais ce n’était pas évident de revenir à la case départ. Ca lui prenait un temps fou et il devait beaucoup réfléchir, il lui fallait bien l’admettre. Alors il tâchait de se concentrer au maximum, pour éviter de se perdre totalement en lui-même.
Aussi, il arrivait qu’il revienne des sphères ou limbes en possession d’un mot ou d’une proposition qu’il ne cherchait pas en cette occasion, mais qui manquait à une autre phrase en suspens, rompue un autre jour et qu’il pouvait enfin réparer, bouclant sa boucle, accomplissant un travail d’équilibriste, au prix de grands efforts de concentration et d’un abandon total de soi à cette tâche cosmogonique, qui le dépassait tout en donnant sens à sa vie. Il s’en réjouissait toujours, sans savoir forcément pourquoi, si ce n’est qu’il est assez sain de profiter des joies que vous procure l’existence.
Tous ces dimanches soirs qu’il a vécu, contre, contre, contre quoi, bordel de merde? Il cherche, extrait, compare, mesure, pèse et calibre. Tous ces dimanches soirs qu’il lui reste encore à vivre contre? Il essaie, combine, inverse, découpe, corrige, désordonne, pour mieux ordonner. Tous les dimanches soirs de l’humanité entière, contre? Il écoute les harmonies, goûte les compositions, renifle les assemblages. Contre lui? Contre les potions qui lui font tant de bien, et qui ne servent à rien? Contre les lundis matins?
Ses lèvres se contractent, laissent apparaître ses petites dents, un peu de sueur perle au milieu de son front, son regard reflète le vide apparent de son être. Il fait l’effort de se calmer, sachant que la colère ne lui amène rien de bon, et que les autres le punissent d’être en colère plutôt que l’aider à se calmer ou tenter de le rassurer.
A cet instant, toute personne qui le regarderait se dirait certainement que cet homme est perdu, et qu’il n’y a aucun espoir qu’un jour il revienne, sain d’esprit, parmi nous.
V#V
Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu

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