Je vais retourner à l’HP. Ca fait longtemps que j’y pense. J’ai peur. Mais faut que je sache pourquoi j’ai failli crever là bas. Un jour entre Noël et le jour de l’an. Y’a dix ans. Il parait que t’as le droit de voir ton dossier médical. Maintenant. Tout ce qu’ils ont dit. Ecrit sur toi. Les macs de la folie. Les pseudos Freud en blouse blanche. Je veux savoir tout ce qui s’est passé. Ce jour là.
La dernière fois que j’ai vu des psys, c’est le jour où ils m’ont dit que j’étais pas folle, en fin de compte. Que j’étais juste maniaco-dépressive. Parce qu’ils l’avaient changé de catégorie, depuis, ce trouble du comportement. Désassimilé. Banni de la famille des psychoses. Que c’était même pas une petite névrose. Juste une maladie, maintenant. Et que fallait plus dire “psychose maniaco-dépressive” mais « bipolaire ». Ou « cyclothymique ». Mais moi je préfère. Maniaco-dépressive, j’avais tout le temps peur que les gens m’imaginent une bouteille de « Cillit » à la main, une éponge dans l’autre, à faire le ménage, dire « Bang » à la saleté 24 sur 24. Et en déprime permanente. A chialer non-stop. Alors que rien à voir : maniaco-dépressive, c’est comme un voyage à la vitesse de la lumière entre l’Enfer et le Paradis. Mais sans la lumière. Et qui s’arrête jamais. Comme l’infini, un peu. Mais avec que des murs. Et des barbelés. Des toboggans vertigineux qui te mènent d’un état à un autre. Sans bagages. Sans que t’aies ton mot à dire. Sans même que t’aies le temps de te remettre du décalage horaire. Des fois je me vois. Je suis là. En bas du toboggan. Alors que je me croyais en haut. Je viens à peine d’atterrir. Et je me dis :
« Ben t’es d’jà là, toi ? Comment t’as fait ? »
Et je me réponds :
« N’importe quoi toi ?!… Je suis pas là, moi ! T’es dingue ou quoi ? Regarde… »
Et quand je regarde, je suis déjà en haut. En train d’escalader un nuage. De croire que même si je saute, je pourrais pas mourir tellement je suis forte. Tellement forte que même si je tournais autour du soleil, je deviendrais jamais une planète. Un satellite. A tourner en rond comme une conne, sans me poser de questions. Du coup je tombe. Je m’écrase lamentablement sur le sol. La tête la première. Y’a mon cerveau en lambeau. Dans le caniveau. Et je me vois tourner. Dedans. Pas rond. Comme un poisson dans son bocal. Je tourne, je tourne, je tourne… Et toutes les trois minutes, je me dis : « Ben t’es qui toi ? Tu vas où comme ça, avec tes ailes ? »
Et je me réponds :
« Ben je m’envole… Je vais dans le ciel… Les ailes, je les prends au cas où… Si je me noie. Mais je peux voler aussi avec mes bras. Si je veux. »
Et effectivement, je me vois remonter le toboggan à toute vitesse, en sens inverse Comme une image qui passe à l’envers. Mais en accéléré.
Je fais :
« Je peux venir avec toi ? »
« Tu te prends pour un oiseau ou quoi ? »
« Et alors ? Y’a bien des poisson-chat !… Peut être qu’on peut voler aussi, avec des nageoires ?! Ou sinon, prête moi tes ailes, puisque tu t’en sers pas ?!… »
Et forcément, quand je me les lance, je me recasse la gueule. J’te jure cette maladie, elle est mortelle. Crevants, tous ces allers retours. C’est comme si « on » jouait au yoyo avec ton humeur. En fait. Mais sans ton consentement. Et tu sais ni c’est qui. Ni quand. Comme deux forces opposées qui misent ta vie à pile ou face. Dans ta carcasse. Font une partie de ping-pong, dans ta tête. Mais avec ta tête. Un jour t’es « up ». Et tu te crois invincible. Immortelle. Tu voudrais crever, tellement t’es bien. Pour que ça s’arrête jamais. Cette sensation de liberté intense. Le voyage au bout de l’Utopie. Ne jamais quitter ce pays merveilleux peuplé de héros. De magiciens. De gens qu’on voit que dans les films. Que dans les livres. Mais qui existent. En vrai. Puisque j’en ai rencontrés pleins.
Un jour t’es down. Et tu voudrais crever. Tellement t’es mal. Pour que tout s’arrête net. La planète. Les démons qui sont dans ta tête. C’est le deuxième effet Kiss Cool. Le revers de la médaille. Le flip. Le flop. Le spleen. Le off. La spirale infernale qui te fait voir tout le contraire de hier. Tout de travers. Tout à l’envers. Le tunnel sans fin qui te fait croire que plus jamais tu pourras toucher les étoiles. Parce que y’ a plus d’étoiles. Plus de ciel. Plus rien. Rien que le vide. Lourd. Dense. Intense. En effervescence. Rien que la peur. La torpeur. En apesanteur. Comme une masse qui pèse trois tonnes. Une boule condensée qui te compresse le coeur. Qui t’étouffe. T’oppresse. T’’asphyxie. Et que tu voudrais crever. Saigner. Exploser en plein cri. Faire des entailles. Dans ta chaire. Avec une lame. Toucher l’épicentre de la folie au cœur de tes entrailles. Pour que le mal sorte. Qu’il s’évapore. Et que tout devienne indolore. C’est comme si tu te transformais. Un peu. A l’intérieur. Comme si tout changeait de place. Autour de toi. En une fraction de seconde. Sans jamais savoir pourquoi tout a basculé dans l’horreur. Ni comment t’es passé d’une extrême à l’autre. Du paradis. A l’enfer du décor.
Autant en « up », tu cours partout, même dans le vide, même à l’envers, même complètement désarticulée… autant en spleen tu peux rester des heures, prostrée, dans un coin. Recroquevillée à l’intérieur de toi. A te balancer. Inlassablement. Avant… Arrière… Le regard hagard. Et l’air patibulaire. Ca fait comme des bercements qui font que t’as plus peur. Comme une citadelle. Une tour de Babel. Un monde où tu ne sens plus rien. Et où personne peut venir. Tellement ça fait peur. Tellement ça va vite. A l’intérieur.
Y’a beaucoup de bi polaire qui se foutent en l’air. Parce qu’ils croient que y’a plus que ça. Pour sortir du cercle vicieux. Ou parce qu’ils comprennent pas que c’est qu’une vue de l’esprit, cette mort qui t’aguiche. Qui te traque. Sans relâche. Cette putain de mort qui te fait les yeux doux. Qui se fait passer pour un petit pansement qui va tout réparer. Après. Une fois enlevé. T’oublies complètement qu’y’aura jamais d’après. Si tu le mets.T’oublies tout. Même les gens. Même la notion du temps. Et de l’argent. Le suicide, c’est le risque. Moi ça va. Chaque fois je me prends en flag. Je me surprends à monter dans l’avion. Prête à passer la frontière. Et je me vois. Là. Le cœur en bandoulière. L’air désespéré. Alors je me dis :
« Ben qu’est ce que tu fous là, toi ? »
Sauf que moi, je me vois pas, que je suis là. Alors je me réponds : « N’importe quoi toi ! Je suis pas là, moi… C’est toi qu’es là. Tu me prends pour une folle ou quoi ? »
Et là, je vois que c’est pas moi. Pas moi qui parle. Pas moi que je veux tuer. C’est elle. La maladie. Elle qui contrôle ma vie. Mes émotions. Elle qui les démultiplie. Qui me fait tout ressentir autrement. Qui me ment. Quand elle me dit que je peux la tuer. Sans mourir aussi. Maintenant c’est bon. Je la laisse parler. Avec sa voix mielleuse. Ses yeux de merlan frit. Je la laisse dire ce qu’elle veut. Je me dit qu’elle est « en mission ». Et je dors. A la place. Pour voir la vie en rêves. La mort, j’ai même plus envie d’essayer. Même quand je mets du Céline Dion en boucle, pour me motiver, chaque fois ça me fait comme quand tu pars en vacances, t’sais ? Et que t’es persuadée d’avoir oublié quelque chose. Sauf que tu sais pas quoi. Ni où. Mais je peux te dire que c’est pas le ménage ! Je crois que c’est la vie, en fait. T’as juste oublié de vivre, entre temps, quand t’es bi polaire. Parce que t’as pas le temps. Parce que t’es là qu’un jour sur trois. En final. Un tiers du temps seulement où t’es « dans le normal ». Le réel. Le concret. Un tiers du temps où tu peux voir des vrais gens. Dehors. Sortir. De chez toi. De ta tête. De ton enfermement. Prendre le train. Aller dans la vraie vie. A Carrefour. Chez le coiffeur. A la poste. Faire le ménage, même. Et manger. Surtout. Faire des choses de tous les jours. Sans te demander pourquoi ? Ni à quoi ça sert, tout ça ? Puisque tout va se casser la gueule. Un tiers du temps où tu peux rattraper le temps dans lequel tu passeras jamais. A peine le temps de tout remettre à zéro. Faire un reset. Une mise à jour. Une trêve. Tout reconstruire. Avant que tout ne s’écroule à nouveau. En une fraction de secondes. Eternellement. Inlassablement.
Cette maladie, c’est comme une vie toujours en suspension. Cyclique. Ou t’as beau courir. De l’infiniment grand. A l’infiniment petit. Dans tous les sens. A contre sens. A l’envers ; t’iras jamais nulle part. Parce que rien n’existe là-bas. De l’autre côté de la vie. Même pas les voitures. Même pas la télé. Même pas toi. C’est comme une illusion d’optique que ton cerveau ébréché est le seul à percevoir. Ou qui existe vraiment. Qui sait ?
En tout cas moi, depuis que les psys m’ont dit que j’étais pas folle, en fin de compte, puisqu’ils l’avaient classé dans une autre famille, mon dysfonctionnement, c’est comme s’ils m’avaient dit qu’un chat, ça s’appelait un chien, maintenant. Et que ça changeait rien. Parce qu’il était trop tard. Trop tard pour que je les crois. Trop tard pour que je n’ai plus peur d’eux. Trop tard pour que j’ai encore peur de moi. Peur de vivre. Même qu’un jour sur trois. Trop tard pour qu’ils me disent ce que je devais être : un chien ; alors qu’ils m’avaient toujours dit que j’étais un chat. Trop tard pour que j’oublie. Que psychose ou maladie, ils pouvaient te tuer. Pareil.