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A l’époque, Mitterrand est toujours président. Mais Jacques tient le bon bout. Ca va être son heure. Dans le Sud, Le Pen fait fureur. Notamment à Toulon. Personne se doute que dans dix ans, il évincera Jospin. Que tous les gauchistes de France voteront RPR. Et qu’après la fin du PC, ce sera la mort du PS. Sarkozy n’est que député des hauts de seine. Son nom ne nous écorche pas encore les oreilles.
A la télé, on parle pas encore de racaille. Ni de karcher. On fait pas encore croire aux gens que dans les caves des cités, y’a des dangereux groupuscules islamistes intégristes qui sévissent. Mais les Arabes sont déjà (toujours ? encore ?) dans le collimateur. Dans la tête des gens, Musulman rime avec islamiste. Terroriste. Fanatique. Danger. C’est l’amalgame. Dans la police, on dirait que certains sont flics juste pour défouler leurs bas instincts xénophobes. Ils ont un don inné pour provoquer l’outrage. La rébellion. La haine. Beaucoup de gens sont hostiles à cette nouvelle France métissée qui se profile. Cette France aux couleurs black blanc beur qui lui donnent meilleure mine. Y’en a plein, ils voudraient me sauver. Me remettre dans un monde d’où je me suis sauvée. On me donne des leçons. On me dit que c’est pas en trainant avec des cas sociaux que je ferai ma réinsertion sociale. Je réponds que tant mieux. Que je veux pas être comme eux. Faire partie de cette majorité visible qui patauge dans une seule et même réalité. Mais détient toutes les vérités. Je leurs explique que la racaille j’y crois pas. Que l’insécurité, je la vois de l’autre côté. Du côté de ceux qui la prônent. J’ai qu’une envie : faire peur à tous ces flippés de la vie. Pour qu’au moins ils aient des raisons d’avoir peur. Et que du coup, ils me fassent moins peur.
Ce racisme, je le ressens à travers Mohamed. Qui le vit. Je le vois. Je l’entends. Je le dis. Je le décris. Je l’écris. Je le crie. Mais j’ai autant de crédit qu’une mobicarte à 5 euros. Les gens, je vois bien que ça les arrange, les coupables tout trouvés. Face au débit illimité de connerie, je déclare forfait. Ca me fait comme le jour où j’ai menacé mon père de tout raconter à ma mère. Et qu’il m’a répondu que ce serait ma parole contre la sienne. Un an avant de se flinguer. D’emporter le secret dans la tombe. Un secret de polichinelle. Puisqu’en fait, tout le monde savait. Ce fameux jour où j’ai compris que pour avoir moins peur de la vie, y’avait pas que la mort. Que y’avait aussi la folie. Que ça faisait comme un bouclier entre moi et les gens. Entre moi et la vie. Et entre moi et moi. Aussi. Comme un monde où j’étais intouchable. Invincible. Immortelle. Un monde où tout était permis. A l’abri de leur lâcheté qui m’avait réduite au silence. Ce monde, j’ai l’impression que Mohamed et Théo en font partie. Qu’ils y habitent. Eux aussi. Qu’ils sont mes vrais concitoyens. La seule différence, c’est que moi, c’est dans ma famille que je suis en danger. Eux, en dehors. Chez moi, on se gargarise de belles théories d’amour. De solidarité. Et de partage. On fait croire que… et on se fait passer pour. Chez eux on fait pas de beaux discours. Les théories, on les applique. On est beaucoup plus humble.
Ce soir là, après avoir transformé cet honnête citoyen contrôleur en eunuque, je reste avec eux par instinct de survie. Mais je suis un zombie. J’ai le cerveau qui coagule. Dans ma tête, y’a que du boudin. Plus rien. Comme ils savent pas qui je suis, ils me surnomment « Angie ». A cause d’une vieille chanson des Rolling Stones qui passe à la radio. Je me dis qu’ils ont été bien inspirés sur Vitamine de ne pas passer « Michelle ». Des Beatles. Pourtant je préfère les Beatles. J’ai été élevée aux 5B : Barbara, Brassens Brel, et Beethoven, de par ma mère. Beatles de par mon beau-père. Mais « Michelle », ça me fait penser à la deuxième femme de mon père. Quand j’étais petite, je me demandais même pourquoi « Michelle, ma belle » ?!… Tellement Michelle, je croyais que c’était elle. Angie, ca me va. Ca me fait penser à ma copine Hatafia. Dans ma cité. A Vitry. Ca fait dix ans que j’ai quitté Vitry. A l’époque.
Quand on arrive à Marseille, il est 23h. En bas du bâtiment où D’jo se gare, y’a personne. Il klaxonne. Un gars qui fume un joint nous dit qu’ils vont pas tarder. Qu’ils sont partis chercher ce qu’il faut. Ils, c’est leurs potes. Ils font quelques affaires. Ensemble. D’jo coupe le moteur. Mais laisse le son. A la radio c’est « So good So right » de Imagination. C’est l’heure des gens qui sortent leurs chiens. Tout le monde nous connaît. Vient nous serrer la main. On est dans une cité. Justement. Dans le hall, une poignée de jeunes élabore un missile Lol… Je voulais juste voir si tu suivais. Minuit. Toujours personne. Il caille. On dit au gars qui en est à son cinquième joint qu’on repassera demain. Qu’on va chez 3615. Une meuf des quartiers chics. Elle baise avec des mecs. Sur minitel. Pour gagner sa vie. Elle est hôtesse de charme. Comme on dit. C’est pas la première fois qu’ils passent à l’improviste. Chez elle. En pleine nuit. Elle les kiffe. Passe son temps à les attendre. Echafauder des plans pour les faire venir. Elle a pas de vie. En fait. Pendant tout le trajet, je l’imagine trop belle. Maquillée. Brushinguée. Parfumée au Chanel. Je porte un vieux d’jean crade et troué. Le sweat de D’jo. Le blouson de Momo. Je suis parfumée au pastis. Je me dis que je vais faire sac. Josiane Balasko à côté de Julia Roberts. Momo et Théo rectifient : « A côté du sosie transexuel de Julia Roberts alors ! » Et ils rigolent.
Quand elle me voit, son visage passe du on au off. Elle me sort un sourire à la Devedjian. Le genre tu sais pas trop si c’est un sourire. Ou une grimace. Une parisienne ? Moi ? Elle trouve qu’on dirait vraiment pas. Que je corresponds pas du tout aux canons parisiens qu’elle avait imaginés. Je me dis qu’elle en revanche correspond tout à fait aux critères que je me faisais de la pétasse. C’est le genre régimes/magazines/pub. Le genre qui croit qu’elle va faire la révolution en changeant de marque de serviette hygiénique. J’ai envie de lui répondre que je viens de castrer un mec avec mes dents. Et que j’ai pas eu le temps de me remaquiller. Mais je dis rien. En fait. Je la laisse se la jouer avec l’étiquette qui dépasse de sa robe. Je suis Cendrillon. Mais c’est moi que Théo et Momo regardent comme une princesse. Eux qui se comportent comme des rois. Elle qui nous fait des pâtes. Elle est prête à payer pour qu’on reste. Mais quand elle comprend qu’elle va dormir avec D’jo. Eux, avec moi, elle déchante. C’est la déconfiture. Un soudain rendez vous lui revient en mémoire. Le lendemain. A 7h. Ca sent la mytho. A plein nez. L’esquive. Mais c’est mort pour ce soir. Elle les supplie de ne pas lui en vouloir. Elle comprend pas que c’est elle qui va s’en vouloir. Que c’est ses seuls amis qu’elle met dehors. Que c’était. Tout du moins. Car tous ses plans pour les revoir resteront vains. Les messages qu’elle sèmera, sans réponse. Elle appellera même chez la mère de Momo. Un jour. Mais la mère de Momo, quand elle a pas envie de parler, elle parle en Arabe. Les gens ça les refroidit. A ce qui parait. Et en général, ils raccrochent. Elle, non. Elle avait même tenté l’anglais : « Momo ? You know where ? Please ? You speak English ? ». En désespoir de cause, la pauvre fille finira par sortir avec D’jo. Dans l’espoir de les croiser. Je suppose. D’Jo n’est pas dupe. Mais il profite de l’occasion. Rien à voir avec Momo et Théo. D’jo, c’est pas son cerveau qui commande. Ni son cœur. Sauf quand il rencontre sa sœur. La soeur de 3615. Et qu’on le voit de moins en moins. Sur la fin. Plus de D’jo. Plus de taxi. On est plus que trois. Bientôt, on sera plus que deux. C’est comme ça qu’elle reverra Mohamed. Le jour de l’enterrement de Théo.
En quatre mois, Théo n’avait jamais connu mon vrai prénom. 3615, elle, en vrai, c’était Aline. On n’a pas eu besoin de crier pour qu’elle revienne. Mais elle a tout quitté. Pour rester avec nous. Tout l’été. Dans la caravane qu’on squattait depuis le mois de février. Quand elle est partie, j’ai pas eu trop de peine. Mais j’ai beaucoup regretté ses talents de cuisinière. De ménagère. Et sa voiture. J’ai beaucoup repensé à l’énergie qu’elle avait déployée pour nous faire croire qu’on n’allait pas mourir. Aussi. Momo et moi.