L’album était alors posé sur la petite table en merisier du salon, là où étaient déjà négligement installées quelques carafes, verres ou petits vases en cristal, bric à brac rescapé d’un Passé qui s’est volatilisé… J’ y avais rangé dans un désordre organisé quelques photos qui racontaient presque trente ans de nos vies.
Sur certaines, ton visage qui respire l’avenir contraste avec celui dont la maladie t’affligeât quelques années plus tard. Je feuillette lentement ces pages meurtries d’avoir été si souvent tournées. Il y a longtemps que je ne compte plus ni en semaines ni en mois tout le temps que tu nous laisses en n’étant plus là…
Toutes ces photos me semblent d’une époque révolue, échappées d’une vie qui n’aurait jamais été mienne ! Pourtant c’est bien moi qui me tiens debout, là, à côté de toi, et le sourire de nos enfants me confirme qu’il s’agissait bien de nous…
Sur l’une d’entre elles, tu tiens blottis contre toi nos deux enfants, Pierre, adolescent déjà plus grand que toi, Pauline, qui ne grandira pas plus haut que moi… C’est une photo que j’avais prise lors d’un de nos séjours au lac du Der, où tu nous avais donné le goût des aubes claires et glacées. Toi qui savait mieux que personne ce que veut dire « grasse-matinée », tu nous faisais lever dès potron-minet. Nous partions emmitouflés jusqu’à la jetée où déjà se pressaient des ornithologues venus du monde entier. Dans la nuit encore étoilée on se taisait pour écouter le silence bruissant qui s’élevait des roseaux d’où s’envolaient apeurés, poules d’eau, eiders ou foulques que nous dérangions. Alors que lentement le soleil s’annonçait, chassant délicatement la brume posée sur lacs et étangs avoisinants, les grues cendrées s’éveillaient emplissant infiniment le ciel du déploiement de leurs ailes. « Grou… grou… grou… » Leur clameur incessante résonnait sur la Champagne humide des marais, elles s’envolaient par milliers vers d’autres contrées.
Cette photo…
Un ciel plombé de nuages qui s’en vont lourdement se poser sur les bosquets. Un chemin bouheux où nous avancions bottes engluées à la terre mouillée. Vous trois figés dans le Temps. Pierre tourne la tête et regarde au loin de l’autre côté de toi, comme s’il savait déjà que tu ne l’accompagnerais pas. Pauline porte un regard inquiet sur l’objectif qui va figer précisement ce moment là. Toi, tu me regardes, ou, plissant les yeux, prends-tu la mesure d’un infini pressenti ? Moi… Je suis l’oeil qui ne distingue rien encore, mais qui, instinctivement a saisi l’instant.
A partir de là, rien ne sera plus comme avant…
Loin derrière vous, des voitures garées, tout un bazar de civilisation dont, sur le moment, nous sommes exemptés. Le temps d’appuyer sur le bouton, et la vie refera semblant…
Mais vraiment, rien ne sera plus jamais comme avant…
Nous irons péniblement d’étangs en étangs, il fallait presque te porter, comment n’avons-nous pas fini par renoncer ?
Que jamais nous ne sachions à l’avance ce que deviendront nos photos…Car si nous croyons naïvement saisir la lumière d’avenir que dessine l’ instant, la froideur et l’immobilité imposée par le papier glacé l’emprisonne pour l’éternité, et plus tard, nous n’en percevons plus que ce qu’il est devenu…
La sagesse parfois devrait nous imposer sa loi : laisser reposer en paix tout ce passé qui n’en finira pas de nous blesser si nous persistons à soulever ces pages lestées d’un bonheur en sursis… Notre regard d’aujourd’hui n’est plus celui de ce matin là. Les photos sont des instants volés à nos vies, on n’y retrouve jamais tout ce qu’on croit y avoir mis. On pense y protéger un souvenir, mais c’est le plus souvent hélas un regret, une nostalgie qui en surgit…