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Les Vanupieds (7)

Publié le 11 octobre 2009 par Plume
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L’état d’Alissa ne fit que s’aggraver. Toute la journée, elle déambula non loin de la maison en claquant des dents, le regard flou et brillant.

Les parents ne revinrent pas pour le déjeuner. France entreprit de faire une bouillie avec ce qu’il restait et la partagea entre tous ses frères et sœurs, prenant soin d’en donner un peu plus aux deux petites.

« Et moi ? Grogna Andréa, agacée. C’est tout ce que j’ai ?

- C’est tout ce qu’il y a ! Répondit France sans s’émouvoir.

- Et les petites ont… ? »

Au regard que l’aînée lui lança, Andréa comprit qu’elle ne devait pas insister.

« Je le dirai au père ! Maugréa-t-elle à la fin du maigre repas. Tu verras ce que tu prendras ! »

France ne daigna même pas riposter. Elle n’avait pas mangé. Ayant remarqué l’extrême pâleur d’Alissa, elle l’avait forcée à manger sa part.

Assis en tailleur sur la marche, Adam et Allan sculptaient une branche sèche. Alissa, debout contre le mur, les contemplait en silence… Subitement elle s’effondra dans l’herbe sans un cri.

« Alissa ? »

Adam s’accroupit à son côté.

« Alissa ? Qu’est ce qu’il y a ? »

Quand il la retourna, Allan poussa un hurlement de terreur :

« Elle est morte !

- Mais non, elle n’est pas morte ! S’exclama Adam en s’efforçant de conserver son sang froid, effrayée par le teint livide de sa sœur. Va chercher France ! »

Allan détala sans perdre une seconde vers le terrain vague où l’aînée cherchait des plantes comestibles, son sac de peau en bandoulière.

« France ! »

La fillette se retourna et le vit cavaler vers elle, étonnée de son air affolé. Dès qu’il fut près d’elle, hors d’haleine, Allan tendit le doigt derrière lui :

« Alissa est tombée ! Adam dit qu’elle n’est pas morte mais elle ne bouge pas, France, elle ne bouge plus ! »

France emboita aussitôt le pas à son frère et tous deux retournèrent en courant vers la maison.

Quand ils arrivèrent auprès d’eux, Adam avait déjà traîné l’enfant à l’ombre du seul arbre encore feuillu de la rue et tamponnait son front avec un coin de sa chemise. France se pencha afin d’examiner attentivement le visage blafard de sa sœur.

« Elle est évanouie. Murmura Adam avec inquiétude. Et elle a beaucoup de fièvre. Qu’est ce qui lui faudrait ? »

France fronça les sourcils et le contempla un long moment en silence, comme si la question l’irritait prodigieusement, avant de répondre sur un ton pourtant très doux :

« Manger. »

Adam baissa la tête, le cœur serré. France lui prit le bout de chemise, partit la tremper dans l’eau du ruisseau et revint en couvrir le petit visage encore tuméfié, sans trop savoir que faire d’autre, visiblement tendue. Allan, recroquevillé à leur côté, semblait songeur, le regard fixé sur ses traits crispés. Puis soudain, il s’écria :

« Je sais !

- Quoi donc ? Demanda Adam, surpris.

- Peut-être une potion pour la fièvre guérirait Alissa ?

- Oui. Marmonna France.

- Mais où en trouver ? Interrogea Adam, sceptique. Comment savoir quelle potion guérit ?

- Moi je sais ! Affirma Allan fièrement. Hier, je suis passé devant la belle maison d’un docteur pour riche. Il y avait plein de potions sur l’étagère, pas loin de la fenêtre. Le docteur disait que la potion qu’il tenait à la main guérissait toutes les fièvres. Allons la chercher pour Alissa !

- Oui, approuva France.

- Allons-y ! S’exclama Adam en bondissant sur se pieds. Nous reviendrons très vite, France ! »

Elle inclina la tête et les regarda s’éloigner à toute vitesse dans la rue, alors que le jour déclinait sur les toits et qu’une légère brise parfumée au feu de bois se levait, annonçant la fin d’une longue journée.

Très vite, les deux frères atteignirent la haute maison bourgeoise dont Allan avait parlée et longèrent le mur en silence, telle deux minuscules ombres, pour atteindre la fenêtre entrouverte.

La nuit tombait sur la ville. Le soleil mourrait lentement à l’horizon brumeux et la brise soulevait une mince pellicule de poussière sur les pavés. Un chien aboya dans le soir. La rue était déserte.

Ils se haussèrent sur la pointe des pieds et jetèrent un œil prudent dans la pièce plongé dans la pénombre. Allan montra à son grand frère l’étagère tout le long des tapisseries.

« Je sais laquelle c’est ! » Lui souffla Allan à l’oreille.

Adam hocha la tête, posa son dos contre le mur et croisa les mains à hauteur de ses cuisses. Complice, Allan prit appui dans ses paumes, puis sur ses épaules et se hissa sur le rebord de la fenêtre.

La pièce était vide. Allan poussa doucement les deux battants vitrés et sauta agilement à l’intérieur. Tel un animal en chasse, il s’aplatit au sol, prêta l’oreille, retint sa respiration. Aucun bruit suspect. Rassuré, il se faufila à l’arrière du bureau, contre lequel il s’appuya un instant pour reprendre son calme.

Le bois sentait bon. Il était chaud et doux contre sa peau brunie. Allan sourit, laissant courir sur le verni ses petits doigts crasseux. Jamais encore il n’avait ressenti un tel plaisir, une telle chaleur caressante et embaumante sur son corps meurtri. Un frisson parcourut ses longs cils noirs. Il ferma un instant les paupières.

« Allan ? Interrogea soudain la voix anxieuse d’Adam.

- Oui… Oui, ça va ! Je… J’arrive… »

S’arrachant à regret de son bien être, le garçon grimpa lestement sur le meuble, se haussa aussi haut qu’il put et attrapa une fiole remplie d’un liquide bleuté. En redescendant, il heurta malencontreusement la lampe. Cette dernière bascula… Allan, pétrifié, retint son souffle. La lampe s’écrasa sur les dalles dans un vacarme assourdissant de verres brisés. Pris de panique, serrant convulsivement le flacon contre sa poitrine dénudée, l’enfant courut jusqu’à la fenêtre, bondit vers le rebord où il s’accrocha désespérément avant de s’y hisser.

Des pas précipités se firent entendre dans la demeure. Une lumière apparut sous la porte. Des éclats de voix retentirent.

« Vite ! » Dit Adam, affolé.

Alla lui lança adroitement la fiole et au moment où il sautait sur les pavés, la porte s’ouvrit avec fracas.

« Au voleur ! »

Adam aida son frère à se relever et ils détalèrent dans le soir. Presqu’aussitôt, ils entendirent le martellement des bottes derrière eux :

« Arrêtez ! Arrêtez, espèce de vauriens ! »

Les deux frères accélérèrent instinctivement, n’osant regarder en arrière.

« Arrêtez tout de suite ! »

Ils tournèrent dans une ruelle transversale, haletant. En son bout se dressait un mur à moitié éboulé sur le côté droit, permettant ainsi l’escalade à de petites mains agiles et le salut. Hors d’haleine, ils y parvinrent, alors que les bottes s’engageaient à leur tour dans la ruelle déserte.

« Vite ! » Supplia Allan.

Adam, protégeant le flacon du mieux qu’il pouvait, grimpa lestement et sauta de l’autre côté. Allan escalada à son tour. Son grand frère, qui l’attendait avec angoisse au bas des pierres apparentes, le vit se dresser de toute sa petite taille sur le haut du rempart… Au même instant une voix d’homme, furieuse, beugla :

« Arrête ! »

Et dans la seconde qui suivit un coup de feu déchira le silence.

Allan poussa un cri, de surprise et de douleur, pivota bizarrement sur lui-même en levant les bras vers le soleil flamboyant au dessus des cheminées et, l’espace d’un court instant, se figea. Adam hurla de toute la force de ses neuf ans :

« Allan ! »

Le garçon resta ainsi quelques secondes debout sur le mur, le visage tourné vers le couchant et les mains vers les étoiles… Puis il parut se disloquer comme un pantin de chiffon et bascula dans le vide.

« Allan ! » hurla Adam à nouveau, en se précipitant vers lui.

Le corps était couché dans les hautes herbes, immobile.

« Non ! Oh ! Mon dieu ! Non ! Allan ! Allan ! Sanglota Adam en tentant de le relever. S’il te plait, Allan, s’il te plait ! »

Ses appels s’achevèrent sur un dernier hurlement, sauvage, déchirant, quand lui apparurent le trou, horrible, et la gerbe de sang qui en jaillissait à flot.

« Nous en avons eu un ! Lança la voix d’homme de l’autre côté du mur. L’autre n’est pas loin, je l’ai entendu. Nous allons l’avoir lui aussi ! Sale voleur que ces gueux, bon dieu ! »

Le martellement des bottes approchaient.

Alors Adam s’enfuit dans la nuit qui envahissait de plus en plus les rues sales de la ville, étouffé par ses sanglots, sans parvenir à chasser de son esprit l’image de son corps.

« Allan ! Allan ! »

Mais son petit frère n’était plus. Ils l’avaient tué. Ils l’avaient abattu comme un chien.

« Allan ! »

Ses pleurs convulsifs emplissaient l’air frais et pourri du soir sur les taudis.

« Allan ! »

Mais Allan ne verrait pas le soleil se lever à nouveau, Allan ne grandirait pas, Allan ne rirait plus, Allan ne dirait plus « je sais » pour un de ses sœurs malade, Allan était mort.

« France ! Gémit Adam, courant à perdre haleine pour mettre la plus grande distance possible entre lui et la vision affreuse de l’enfant tombant du haut du rempart. France ! Oh ! France ! »

Il fuyait droit devant lui, aveuglé par son désespoir. Il ne savait pas si les hommes le poursuivaient encore. Allan… Il avait à peine cinq ans.

« France ! France ! »

Oui. Retrouver France. Lui dire. Lui raconter comment Allan avait été tué. France saurait, elle.

Adam, en larmes, dévalait la rue aux pavés glissant sous ses pieds nus, serrant contre lui le flacon rempli du liquide bleuté. Avec ça, Alissa guérirait. Oui, leur petite sœur guérirait.


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