Excellent ! Extraordinaire ! A mourir de rire ! A voir absolument ! Les vidéos postées sur Internet sont souvent gratifiées d'accroches ronflantes par celles et ceux qui les diffusent. C'est normal, on a tellement envie de partager le plaisir qu'on a eu.
Mais le summum étant atteint à chaque fois, le nirvana n'est que provisoire : les nouvelles vidéos qui arrivent en rajoutent dans les superlatifs. Jamais vu ! A diffuser largement ! Trop drôle ! Attendez ! Je n'ai pas encore partagé la précédente, laissez-moi une minute. Le temps de souffler, le temps de digérer. Mais non, rien à faire, une autre vidéo arrive, encore plus extraordinaire, dix fois plus amusante, cent fois plus étonnante.
Etant moi-même un consommateur peu regardant (même si je les regarde beaucoup, les deux ensemble sont possibles, si, si...), je peux témoigner que le classement est sans cesse tourneboulé. Superbe ! Ah non, là c'est éclatant ! Ah et puis, non, finalement, c'est à ne pas manquer ! Oh et puis non, c'est absolument superbe...
Déjà, les mots s'essoufflent. Après excellent, c'est quoi ? Top excellent ? Et après drôle, qu'est-ce qu'il faut dire ? Méga-Lol ? Giga-Mdr ? Hyper-Ptdr ? C'est possible sans se décrocher carrément la mâchoire ?
Mais plus ça va, plus les effets annoncés se révèlent décevants. Et plus les procédés scénaristiques montrent le fil blanc avec lesquels ils sont cousus. Maintenant, dès que je vois une vidéo qui démarre dans le registre sensuel, j'attends le moment où ça va tourner au vinaigre. La jeune femme qui allume tous les hommes sur son passage, ça sent très vite le cliché. Ça ne rate pas, elle finit enterrée vivante dans la tranchée d'un chantier urbain. Le beau baigneur qui flashe sur une naïade, on se doute que ça va mal finir pour lui. Gagné ! Elle quitte son bas de maillot de bain, le lance à l'amoureux transi. Il fait pareil avec le sien. Elle sort de l'eau avec le bermuda du comique. Lui se retrouve avec le string... Ark, ark, que c'est drôle. N'est-ce pas superbe, que dis-je, éclatant ! A ne pas manquer, sous aucun prétexte.
Dans le registre tarte à la crème, vous avez tous vu la vidéo de la petite mémé qui franchit un passage clouté. Comme elle met dix bonnes minutes à traverser, le conducteur s'impatiente et fait ronfler ses 500 chevaux. Alors, super-Mémé se fâche et lui colle un grand coup de sac à main sur la calandre. Il doit y avoir une enclume dans son sac à main parce que ça déclenche l'airbag, en plein dans les lunettes du malpoli. Si elle avait eu son déambulateur, je n'ose imaginer la forme du capot après le coup de sang de l'ancêtre... Superbe ! Eclatant ! A ne pas manquer !
Et puis, honneur encore au troisième âge, avec cette mamie qui lance un susucre au chien qu'elle tient en laisse. Le chien, une sorte de dogue allemand genre chien des Baskerville, bondit... et Mamie qui s'envole !
Ou encore ce pauvre monsieur qui rate la première marche de l'escalator, et se retrouve transporté les quatre fers en l'air jusqu'au premier étage. Qu'est-ce que vous dites de ça ? Superbe ! Eclatant ! A ne pas manquer. «Moi c'est la première marche que j'ai manquée», confirme Pépé, encore tout retourné après sa promenade cul par dessus tête.
De temps en temps, on voit passer une vidéo un peu plus osée que les autres. Comme ces femmes qui ont descendu la rue Montorgueil à poil, en se relayant tous les cent mètres, chaque relayeuse quittant sa robe pour la refiler à celle qui venait d'arpenter les cent mètres précédents dans le plus simple appareil. Moi même qui en ai vu des vertes et des pas mûres, j'ai trouvé ce sac à buzz particulièrement époustouflant. La vision des trois nymphettes en tenue d'Eve, passant devant mon boucher, mon caviste et mon boulanger, avec un carré noir opportunément placé au montage devant les seins et le triangle d'or, c'était un grand moment. J'espère qu'on les a correctement défrayées pour ça.
Résultat : un carton. 1 422 538 téléchargements sur youtube. Oui, enfin dans les jours qui ont suivi la diffusion de la vidéo. Parce que là, maintenant, l'idée ne me viendrait même pas de partager cette daube avec mon pire ennemi Facebook. Car tout ce cirque était censé promouvoir une musique (les relayeuses du cul portaient une sorte de transistor de Barbie sur l'épaule), musique tellement nulle («Baby, Baby, Baby...») que personne ne serait capable de la fredonner, là maintenant. Un beau gâchis, finalement. Car, on a beau dire, traverser une rue piétonne et populeuse à poil, il fallait être particulièrement gonflée. Ou bien avoir très faim. Nos amies étaient superbes. Le soleil était éclatant, et c'est tant mieux pour leur petite gorge, assez mal protégée. On n'a donc pas manqué de se ruer dessus (moi le premier), alléché par l'odeur du sexe en mouvement, comme tous les moutons de Panurge qui broutent en bêlant les plaines du web. Comment transformer en bouse une "bonne idée" et des actrices culottées... Enfin, je veux dire déculottées.
Et puis il y a cette vidéo d'Anne Frank. Les seules images animées, datant du 22 juillet 1941, où l'on aperçoit Anne, alors âgée de 12 ans, regardant par la fenêtre le mariage d'une voisine. Ces images muettes sont maintenant sur youtube. Je devrais dire que je les ai revues, car je me souviens les avoir visionnées sur Internet il y a bien trois ans. Mais à l'époque, c'était le Moyen-âge. Il n'y avait pas autant de gens sur les réseaux sociaux, et on ne pouvait partager aussi facilement des vidéos. Maintenant, elles sont sur des tas de statuts Facebook, et tout le monde parle d'images inédites, exclusives. Comme si on venait de les découvrir, ce qui n'est pas vrai.
Et pourquoi n'accompagne-t-on pas cette diffusion des commentaires extatiques habituels ? Honnêtement, on fait bien, car ça ne les vaut pas. C'est en noir et blanc, même pas colorisé. Il n'y a pas de son. C'est pas faute de disposer de musique de circonstance : dans la moindre émission de télé-réalité, on ponctue les émotions fabriquées avec des violons enregistrés. Et puis le scénario est faible. Pas de fou rire déclenché par une petite mémé qui vandalise le capot d'une voiture. Pas d'émotions sexuelles allumées par trois canons enquillant la rue Montorgueil, avec ce déhanchement de mannequin digne du dernier défilé de Karl Lagerfeld. Pas de situation burlesque comme notre baigneur fort marri de se retrouver avec un string en guise de moule-bite.
Juste quelques secondes d'images tremblotantes d'une petite jeune fille brune vive, enjouée, créative, profonde, sentimentale, écrivain en puissance à qui il restait ce jour-là à peine quatre ans à vivre. Dont deux ans cloîtrée dans la promiscuité étouffante d'une annexe exiguë. Puis sept mois dans la nuit glacée et sans issue d'Auschwitz et de Bergen Belsen.
Nelson Mandela a raconté qu'il avait lu le Journal d'Anne Frank pendant sa captivité et que cela lui avait donné du courage pour supporter quelques-unes de ses 27 années de cachot. Non franchement, cette vidéo de 21 secondes ne mérite pas de superlatif. Ni superbe. Ni éclatant. Ni à ne pas manquer. L'émotion ressentie est indicible. Simplement indicible.