« La douleur », de Marguerite Duras, est unde ces livres qui vous font monter les larmes aux yeux alors que vous êtes assis dans un fauteuil de seconde, d’avion ou de TGV. On sait sans doute de quoi il s’agit : de l’attente désespérée, à la fin de la guerre, du retour des prisonniers et déportés, et du retour, finalement, de Robert Antelme. Marguerite allait alors chaque jour à l’Hotel Lutetia, prenant prétexte de son rôle de journaliste éditant une petite feuille dédiée aux prisonniers et déportés, qui s’appelait « Libres ». Elle se décrit là ou à la gare d’Orsay, en butte aux tracasseries des officiels et des dames patentées de la bourgeoisie gaulliste dont elle dit « qu’elles ont le sourire spécifique des femmes qui veulent que l’on perçoive leur grande fatigue, mais aussi leur effort pour la cacher ». Angoisse de chaque jour, jusqu’à ce qu’enfin François Morland, c’est-à-dire François Mitterrand, l’appelle et lui dise que son compagnon d’alors, D. ainsi qu’un autre de leurs amis, doivent de toute urgence partir pour Dachau afin d’y récupérer Robert L., déjà condamné puisque mis du côté des morts et des intransportables, mais encore vivant. Les deux hommes, déguisés en militaires français, ramènent le déporté mourant. « Vous ne le reconnaîtrez pas, c’est pire encore que ce que vous pouvez imaginer ». Ensuite, le récit de la lente remontée vers la vie du rescapé, lui qui, pendant de nombreux jours, lutte contre la mort et que l’on nourrit de bouillie jaune afin que son estomac devenu trop fin n’éclate pas, et qui ressort cette bouillie sous la forme d’une merde verdâtre qui n’a même pas, dit M.D., l’odeur de pourriture, mais celle de l’humus, celle d’un sous-bois humide.
Ce texte intense était porté ce dimanche (et d’autres jours aussi) au Théâtre de l’Atelier par Dominique Blanc, dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Extraordinaire Dominique Blanc, même s’il est vrai qu’au début, son ton surprend ceux qui ont entendu la voix de Marguerite Duras et s’attendent plus ou moins à la réentendre en cette occasion : ne nous y trompons pas, c’est une autre voix qui parle. Dire que c’est celle de Dominique Blanc ne suffit pas, c’est aussi sûrement celle de Patrice Chéreau ou d’autres que l’on ignore. Donc, pas seulement l’évocation de cette presque indicible souffrance de la guerre et des camps, mais peut-être aussi sans doute celle d’autres souffrances, d’autres corps appauvris et torturés (la maladie ?). Curieusement, la pièce s’échappe une seule fois du texte : D. Blanc vient sur le devant de la scène, après la description particulièrement atroce de la douleur physique de l’autre (des détails sur sa merde entre autres) et lance au public (de mémoire) que s’il en est qui ont un haut le cœur à entendre cela, elle les conchie. Elle leur souhaite que les êtres qu’ils aiment le plus aient cette souffrance.
L’autre aspect mis en valeur est l’aspect politique. « Politique » ici touche aux lignes de fracture fondamentales. Il ne s’agit pas des vains affrontements à fleuret moucheté entre une gauche pâle et une droite plus très sûre de ses propres valeurs autour d’un ministre confronté à de tristes égarements (et qui, ironie de l’histoire, répond au même patronyme que celui qui s’engage dans le livre de M.D. et à qui elle doit le retour de Robert). « Politique » en ce sens fort est par exemple la position prise par rapport à un De Gaulle qui se fiche bien pas mal de la souffrance du peuple (« De Gaulle ne parle pas des camps de concentration, c’est éclatant à quel point il n’en parle pas, à quel point il répugne manifestement à intégrer la douleur du peuple dans la victoire, cela de peur d’affaiblir son rôle à lui, De Gaulle, d’en diminuer la portée ».)
On a sans doute parlé dans la presse de cette mise en scène mais il ne me semble pas qu’on ait parlé de cet impact sur nos temps actuels, en les confrontant si fortement à un autre temps, où « politique » ne voulait rien dire d’autre que « lutte pour la vie ».
Dans une interview, Patrice Chéreau dit qu’il a surtout voulu faire en sorte que l’on se re-souvienne de cette époque, qu’il est effaré de voir comme cela a été oublié, qu’il a participé à des réunions sur « l’Europe » et qu’il a été frappé de voir que beaucoup de gens ne savaient plus pourquoi on avait fait l’Europe, ne faisaient plus le lien avec la guerre. Marguerite Duras a un passage très fort à ce sujet, bien mis en valeur par Dominique Blanc, où elle dit que tout ça s’est passé en Europe, pas dans une île de la Sonde, ni dans une contrée du Pacifique. Mais en Europe (et que nous ne sommes pas d’une ethnie fondamentalement différente de celle des Allemands).