Pour les caissières et les vendeuses de la Migros de Morges, pour leur gentillesse
- Et tu le leur as dit ?
- Non...
- Tu attends quoi ?
Peut-être avez-vous remarqué qu'il y a un centre commercial près de chez vous. Peut-être même que vous y êtes entré. Le temps de la cueillette étant fini, c'est en général là que nous allons pour chasser et faire ce que nous appelons communément "les courses". Et c'est bien au pas de course, plongés dans notre liste de commissions, que nous cherchons à travers les bosquets-rayons les aliments dont nous avons besoin. Peut-être même qu'il vous est arrivé de lever la tête pour éviter un caddie qui arrivait en sens inverse. Et là, ô stupeur, vous aurez remarqué qu'il y a des personnes qui vont à contre-courant de notre frénésie. Pendant que nous déconstruisons les rayons, avides de remplir le ventre en treillis de métal avant de se combler la panse, eux, reconstruisent, patiemment. Ils s'assurent qu'il n'y a pas de trous, qu'il ne manque de rien. Car un rayonnage vide, c'est de l'angoisse ulcérée, exprimée sous des formes diverses et variées par des clients qui perdent leur raisons, livrés qu'ils sont à ce besoin primordial: manger. Je crois bien que j'ai vu des traces de baves aux commissures des lèvres de certains d'entre eux qui avaient gardé un instinct primal de la chasse et qui devaient s'imaginer vêtu en peaux de bisons, à l'affût d'un mammouth monstrueux qu'ils devront terrasser:
- Les petits-suisses? Sur votre gauche Monsieur.
Oui, d'autres êtres humains sont là, pour nous préparer le terrain et faire en sorte que la chasse soit fructueuse. Des êtres humains, avant tout, on l'oublie peut-être un peu, qui ont secondairement un métier : caissières*, vendeuses*. Mais ce n'est pas inscrit dans leur code barre génétique. Contrairement aux marchandises qu'elles vendent, elles sont animées de sentiments. Je ne dirai jamais assez le mépris que je porte aux abrutis de la relation humaine, ces frustrés du pouvoir qui ont des éruptions de mal-être subites quand ils se trouvent dans un lieu public comme un supermarché. Pour leur inculquer des rudiments de politesse - et un bon nombre de claques perdues-, je serais partisan de vous armer, Mesdames, du taser. J'imagine le soulagement et le plaisir que vous pourriez ressentir, à la fin de la journée, en réduisant au silence la trogne barbare inassouvie qui vous importune. Ce serait un juste dédommagement pour votre peine.
Le sourire dont vous gratifiez l'étourdi qui aura encore oublié de peser ses courgettes n'est pas incolore, lui, contrairement à la lumière des néons. Et, aussi inaperçue soit-elle, la patience dont vous faites preuve pour le maladroit qui a fait exploser un yogourt comme une bombe de lait, est exemplaire.
Vous slalomez toute la journée au milieu d'un flot continu de consommateurs qui ne font que passer, ou repasser. Vous les délivrez pré-repus à la caisse - la caisse, ce pacemaker de votre employeur qui bip-bip sans cesse pour lui assurer qu'il est bien en vie - avec un "Merci et une bonne journée!". Beaucoup trouveront cela normal: ça ne l'est pas. Et ils continueront leur footing alimentaire en passant à côté d'un aliment très riche en protéines - et gratuit: la gentillesse.
Parce que la gentillesse, l'attention portée à autrui, c'est la matière première de toutes nos relations. On ne s'en rend peut-être pas toujours compte. Ca ne coûte rien, ce n'est pas chiffrable, il n'y a aucune ligne à ce sujet dans un plan comptable. Et pourtant, c'est le luxe inouï que des femmes et des hommes qui vivent ensemble peuvent s'offrir.
Alors pour votre gentillesse, votre prévenance, pour les échanges improbables dans lesquelles vous vous retrouvez en étant aux premières loges de la comédie humaine, je vous dis un grand...
Merci Mesdames!
* Messieurs, vous n'êtes pas oubliés.